L’argent se nomme aussi liquidité. Il coule, se répand et se doit d’être disponible vite. Alexandre Laumonier tire de cette circulation une chronique vraie de l’accélération des marchés financiers. 6 et 5, précédents ouvrages de l’auteur, avaient déjà fait le récit coloré des mutations technologiques du capitalisme. Avec 4, il traite d’une nouvelle étape de la transformation intégrale du monde par l’homme. Le compte à rebours continue.
Alexandre Laumonier, 4. Zones Sensibles, 112 p., 15 €
Tout va de plus en plus vite. Au point parfois que l’on sente le temps se liquéfier. Zygmunt Bauman ou Hartmut Rosa ont déjà analysé ce phénomène et ses effets psychologiques sur les contemporains. Mais d’où viendrait l’accélération ? Du capitalisme, de la compétition généralisée et des progrès de la technologie, internet au premier chef… Interprétations passionnantes mais qui n’aident pas à comprendre comment se fabrique concrètement la vitesse. 4 comble cette lacune. Ni théorie ni concepts mais des faits organisés en une chronique du capitalisme contemporain. Avec patience et détails, Alexandre Laumonier nous raconte la plus récente des phases d’expansion de la haute finance, du début du deuxième millénaire à nos jours. Expansion d’autant plus inquiétante qu’elle lie perfectionnement technologique et sens aigu de l’entreprise. On suit ainsi dans cette enquête les affrontements et innovations des firmes et acteurs œuvrant à accélérer la circulation de données financières à travers le monde.
Ce récit tissé d’entretiens et de descriptions est d’une étrangeté romanesque. Mais un romancier aurait-il pu imaginer un univers aussi vertigineux que le nôtre ? Car tout est vrai dans cette histoire du « trading à haute fréquence ». Oubliez les traders dans les fosses des bourses ! La haute fréquence, c’est l’informatisation des transactions financières grâce à des algorithmes permettant de multiplier les ventes et achats d’actions en un temps record. Pris individuellement, chaque vente dégage peu de bénéfice. Mais si plusieurs milliers d’opérations peuvent s’effectuer en à peine une seconde… les gains deviennent vite substantiels. On est assez loin des investissements de long-terme ! Avec minutie et ironie, Alexandre Laumonier nous conte la dissociation de l’économie financière et de celle que l’on dit réelle.
Si chaque vente génère du profit, autant ne pas perdre de temps. En Europe, les marchés financiers étant ouverts de 9h30 à 16h, gagner une microseconde peut potentiellement faire gagner 400.000 dollars de plus par jour. Dans la mesure où ces transactions réclament une célérité absolue, le télégraphe n’est pas la meilleure option. À vrai dire, même le réseau de fibre optique a été dépassé. Voilà venue la domination des micro-ondes. L’implantation de ce nouveau réseau constitue le sujet du livre. Cette épopée capitaliste contemporaine méritait d’être contée. Tant sont compétitives ces firmes luttant pour gagner la microseconde qui les imposeront sur les marchés. Or, et c’est là que le récit d’Alexandre Laumonier prend du volume, faire circuler ces données réclame un réseau de hauts pylônes. Et l’un des points stratégiques de ce réseau se situe dans une zone au nom difficile à prononcer, naguère bourbeuse, donc semi liquide (!) et située en Belgique, non loin de Dunkerque. Ça s’appelle les Moëres. Et c’est là que commence 4 : « En investissant 6,5 millions d’euros dans une infrastructure haute de 243,5 mètres dans les Moëres, cette société gagna plus ou moins 10 microsecondes de temps de latence, soit 0,00001 seconde, soit cent fois moins de temps qu’il n’en faut à un être humain pour cligner de l’œil. La ‘’valeur’’ d’une seule microseconde était donc, en 2013, de 650.000 euros. »
La course ne prend jamais vraiment fin. Chaque concurrent devançant l’autre par une nouvelle avancée. Dans cette succession d’innovations se périmant les unes les autres, voyons une métaphore de notre monde. Les flux vont au plus vite et, comme par contamination, les infrastructures se périment au cours de l’obsolescence la plus frénétique. Avec un tel sujet, on aurait pu craindre un style tentant de singer son objet. Au contraire, le texte prend le temps, digresse et confronte l’hypermoderne au plus archaïque en ramenant en mémoire des épisodes de l’histoire des communications.
En filigrane, tout ce livre en dit long sur la vanité ou le côté publicitaire de la dématérialisation. Car la matérialité n’est jamais que déplacée ailleurs. Loin de nos écrans par exemple. L’auteur fait redescendre sur terre cette promesse typique du XXIe siècle. En effet, la vitesse exige de maîtriser l’espace. Pas de micro-ondes sans le réseau de pylônes ! Hélas, aller d’un point A à un point B au plus vite place souvent les entreprises concurrentes sur les mêmes tracés. Pour gagner du temps, les pylônes doivent bien s’aligner jusqu’aux data centers. D’où la nécessité d’édifier ces tours d’acier là où il y a de la place : « À partir de la fin 2010, la concurrence allait commencer à être rude entre ces divers réseaux qui, du fait qu’ils tentaient tous de relier les mêmes marchés, devaient donc installer leurs antennes sur les mêmes infrastructures avoisinant la ligne droite. » Construire la vitesse demande d’aller vite !
4 mêle économie et histoire récente des nouvelles technologies. Cet aspect provoque un léger vertige. En 2018, la transmission optimale de donnée de marché avait selon l’auteur atteint entre Chicago et le New Jersey « 4,002 millisecondes, soit seulement 25 microsecondes de plus que la vitesse théorique de la lumière dans le vide, seuil indépassable d’après la physique d’Albert Einstein. » En ligne de mire, l’immédiateté des transmissions. Elle permettrait enfin d’avoir une salle de marché ayant aboli les obstacles physiques. En somme, rien de plus utopique que le capitalisme.
Cette mise en récit d’une compétition prend une tournure ethnographique, sorte d’amusement distant pour l’ethnie du trading à haute fréquence. Ses membres oscillent entre décontraction et cupidité, ingéniosité et goût du jeu. Bref, des garçons palpeurs de sommes folles certes mais planificateurs rusés plus que loups flambeurs… Pas de cocaïne mais un fumet de mythologie hacker. Souvent, il s’agit d’informaticiens russes émigrés à New-York. Toute communauté a ses rêves et fantasmes. L’auteur le relève incidemment quand il remarque dans des spacieux bureaux londoniens « une réplique 1:1 de la fusée Apollo ». La première à avoir transporté des humains sur la lune… La course à la vitesse se comprend alors comme réplique ou continuation de celle aux étoiles. Il s’agit toujours d’aller outre. Ceci étant dit, le terme de « course » (sympathique) pourrait être remplacé par celui de « conquête ». Et la dimension militaire des opérations surnage à de nombreuses reprises. Car l’installation du réseau de pylônes s’inscrit dans un processus plus vaste.
En apparence, Alexandre Laumonier se refuse à juger. Mais les jeux de correspondances qu’il crée ne laissent pas de place au doute. À travers l’entreprise mercantile se lit aussi la volonté toute moderne de dépassement de la nature. Tout a commencé on l’a dit dans les Moëres, où se trouve l’un des fameux pylônes. Or cette région fut asséchée au fil des siècles grâce à un système de canaux. Comme si, de ce réseau originel à celui du trading à haute fréquence subsistait une même logique de modelage intégral du monde par l’homme. Incrustés au fil des pages, ces jeux de correspondance entre passé et présent finissent par dessiner la réalité d’un projet global d’occupation de l’espace et, maintenant, des airs.
Alors, la Bourse, disparue ? Non, présente et plus que jamais quoique déplacée et éclatée. Avis à celles et ceux qui s’en sont pris au Palais Brogniart lors des émeutes de novembre : autant faire des trous dans l’eau. Mieux vaut aller dans les Moëres !