29 000 pages pour la bande dessinée

Contemporaine du cinéma, liée à la massification de la presse, la bande dessinée (figuration narrative, neuvième art) est née de la sérialité, soit — à l’instar du roman populaire au XIXe siècle — de la publication feuilletonesque dans la presse hebdomadaire ou quotidienne (comics aux États-Unis, fumetti en Italie), généraliste ou pour la jeunesse. Burlesque ou réaliste, planche après planche, strip après strip, l’histoire se déploie avec la rupture de l’intrigue que formalise la convention de continuité narrative « À suivre ». D’une semaine ou d’un jour à l’autre, le lecteur est suspendu au numéro d’après pour découvrir la suite de l’histoire qu’annonce le fameux « À suivre » en bas de page.


(À suivre). Archives d’une revue culte. Dirigé par Sylvain Lesage et Gert Meesters. Préface de Benoît Peeters. Postface de Benoît Mouchart. Presses universitaires de Tours, 360 p., 25 €


Fondée à Tournai en 1777 (Belgique) par Donat Casterman, marquée par son origine d’imprimeur catholique (livres de piété, d’éducation et d’édification juvénile), maison éditrice des aventures de Tintin (Hergé) depuis 1934 (Les cigares du pharaon) et aussi de celles d’Alix et du reporter Guy Lefranc de Jacques Martin, Casterman se lance en 1978 dans une ambitieuse aventure éditoriale pour diversifier le catalogue vieillissant de la bande dessinée traditionnelle d’obédience hergéenne. Sous l’impulsion créatrice à Tournai du « sobre et rigoureux » Didier Platteau et avec le rédacteur en chef Jean-Paul Mougin, journaliste venu de l’ORTF et de Pif-Gadget (rédacteur-adjoint), Casterman lance le mensuel (À suivre), édité sous couverture polychrome, mais en noir et blanc pour mieux révéler le trait d’auteur qui est à la bande dessinée ce que la graphie de l’écriture est à la littérature. Pourtant, dès le numéro 25 (février 1980), au noir et blanc s’ajoute progressivement la couleur (16 puis 32 pages).

Le titre sort au moment où en Europe francophone s’amorce le déclin quantitatif des hebdomadaires pour la jeunesse au profit des albums de bande dessinée. Avec ce magazine qui fait l’éloge de la sérialité, le mensuel s’inscrit dans la culture la plus vivante de la bande dessinée franco-belge et cosmopolite qu’elle renouvelle. Depuis 1973, Casterman édite en effet les aventures maritimes du mélancolique aventurier anarchiste Corto Maltese, signées par l’Italien passé par l’Argentine Hugo Pratt, pré-publiée de 1970 à 1973 dans l’hebdomadaire Pif-Gadget (1969-1993) des éditions Vaillant, officine pour la jeunesse du Parti communiste français.

(À suivre). Archives d’une revue culte. Dirigé par Sylvain Lesage et Gert Meesters

En 1978, (À suivre) prend le relais culturel de l’hebdomadaire Pilote (Dargaud, 1959-1989 ; « Mâtin, quel journal ! »). René Goscinny, son cofondateur et corédacteur en chef avec Jean-Michel Charlier, meurt en 1977 durant un test d’effort chez son cardiologue. Focalisé sur la jeunesse, le marché éditorial de la bande dessinée franco-belge – outre Pilote et Pif-Gadget – est alors occupé par les hebdomadaires Le Journal de Spirou depuis 1938 (Dupuis), et Le Journal de Tintin dès 1946 (Lombard et Dargaud). Après Hara-Kiri (1960-1989) et Charlie-Mensuel (1969-1986), s’y ajoutent les publications « pour adultes » que sont L’Écho des savanes (1972), Fluide Glacial (1975), Métal Hurlant (1975-2006) ou encore Circus (1975). Le burlesque ou la scatologie font bon ménage avec la science-fiction et la pornographie bon enfant.

239 numéros durant 19 ans, environ 29 000 pages imprimées : (À suivre) a voulu instaurer l’« irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature » comme incubateur graphique (« Éditorial », numéro 1). S’y dessine un nouveau régime narratif dont la longueur s’inspire notamment du chef-d’œuvre conradien en noir et blanc d’Hugo Pratt La Ballade de la mer salée (en italien dans le périodique Sgt. Kirk, 1967-1969), best-seller de 168 planches en français chez Casterman (1975). Les chapitres d’(À suivre) doivent remplacer les épisodes en deux planches habituelles du Journal de Tintin. Le dispositif éditorial s’appuie en outre sur la collection « Les Romans (À suivre) » (plusieurs dizaines d’albums brochés minces et épais imprimés en couleurs). Scénarisé par Jean-Claude-Forest, dessiné en noir et blanc sur 163 planches et 11 chapitres par Tardi, pré-publié en 1978 dans (À suivre) avant l’album souple de 1979, le récit kafkaïen et hallucinatoire Ici-Même est défini comme un « roman en bande dessinée » –  à lire les archives de Casterman.

Du strip au récit de 200 planches fait pour rénover le canon narratif des 42-64 pages : (À suivre) fait pourtant feu de tout bois. Émerge progressivement et de manière hétérogène une revue culturelle en noir et blanc de très haute tenue graphique autour et avec la bande dessinée. Avec une diffusion d’environ 50 00 exemplaires en France – (À suivre) se lit aussi en Belgique, au Canada, en Suisse –, la publication est peut-être demeurée au-dessous de ses ambitions éditoriales. Jusqu’à la fin, elle reste déficitaire. Pourtant, dissociée du traditionnel support commercial de la presse, attachée au projet de bande dessinée pour adultes dont Jean-Claude Forest montre la voie en 1964 avec l’album-culte Barbarella (1964, Le Terrain vague), elle reste le symptôme essentiel du passage de la bande dessinée de consommation juvénile à la bande dessinée comme produit culturel majeur. Celui que légitime notamment la reconnaissance critique et l’« artification » de la figuration narrative lors des festivals spécialisés comme ceux de Lucca (Toscane, 1965) puis d’Angoulême (1974). Leurs prestigieux jurys attribuent des prix et des « Alfred » aux créateurs de bande dessinée à l’instar des festivals filmiques ou des reconnaissances littéraires (prix Renaudot, Goncourt, etc.).

(À suivre). Archives d’une revue culte. Dirigé par Sylvain Lesage et Gert Meesters

Dessins et scénarios : le panthéon d’auteurs cosmopolites d’(À suivre) impressionne par son inventivité mais aussi par la rénovation de la ligne claire d’obédience hergéenne dont Casterman est le temple sacré. Au fil des 239 numéros, se succèdent Jean-Claude Forest, Jacques Tardi (notamment avec Adèle Blanc-Sec dans le Paris fantomassien ou encore Nestor Burma le privé anarchiste imaginé par Léo Malet), Hugo Pratt le « nomade international », Claude Auclair, Alain Deschamps, André Franquin le désespéré, Yvan Delporte, Milo Manara, Giuseppe Bergman, José Munoz, Carlo Sampayo, Jean-Claude Servais, Gérard Dewamme, Didier Comès (primé en 1981 pour l’onirique Silence), Daniel Torres, Benoît Sokal, Jean-Claude Denis, Cosey, Vuillemin, Daniel Ceppi, François Boucq, Francis Masse – mais encore l’excentrique F’Murr, François Schuiten en duo utopiste avec l’écrivain-tintinologue Benoît Peeters (Cités obscures), Marc Rochette et Jacques Lob, signataires de la terrifiante dystopie ferroviaire Transperceneige, François Bourgeon (Compagnons du crépuscule) plaidoyer visuel contre la traite négrière, Johan de Moor, Jacques Loustal et Philippe Paringaux, Philippe Geluck et son chat philosophe, Régis Franc, Jean Giraud-Moebius, Vittorio Giardino, Prado et Luna, Miguelanxo Prado, Baru… Les récompenses que beaucoup d’entre eux obtiennent (au festival d’Angoulême, par exemple) confèrent à la revue son aura culturelle et son label d’écurie d’une génération de bédéistes talentueux.

John-Lennon, Hergé, BD-Polar, Attention travaux. Architecture et bande dessinée, Rythm n’Bulles, Silence on rêve : à ces six publications thématiques fait écho l’ultime numéro Arrêt sur image (239, décembre 1997). Sous une couverture désabusée de Tardi, pour finir en beauté, il donne notamment à lire le témoignage de nombreux auteurs qui constituent la génération (À suivre) ainsi que l’index analytique de toutes les séries publiées. Alors que la plupart des périodiques classiques et récents de bande dessinée périclitent lentement mais sûrement (à l’étal des kiosques, s’affichent encore quelques titres comme Spirou, Mickey, Fluide Glacial), la revue de Platteau et Mougin a chuté à 30 000 exemplaires : triste tribut de la qualité culturelle, raté pour le tournant du graphic novel américain (The Dark Knights Returns, 1986, de Frank Miller, par exemple) ou engouement du lectorat pour le manga ?

(À suivre). Archives d’une revue culte. Dirigé par Sylvain Lesage et Gert Meesters

Projet de Casterman, le « Gallimard de la bande dessinée », communication éditoriale, « légitimation » de la bande dessinée, incubation littéraire, perpétuation de la « ligne claire », liens privilégiés avec Hugo Pratt, version néerlandaise, impacts new-yorkais (revue Raw) : outre un « parcours chronologique », les huit chapitres de ce bel ouvrage d’histoire culturelle que dirigent Sylvain Lesage et Gert Meesters offrent le bilan exhaustif d’(À suivre) selon une magistrale enquête collective dans les archives Casterman (Archives d’État de Tournai) et auprès de ses protagonistes (entretiens). Si déjà en 2004 Nicolas Finet se faisait l’historien du mensuel – (À suivre), une aventure en bande dessinée, réédité en 2017 –, l’équipe de Lesage et Meesters (au total quinze auteurs) montre que l’histoire sociale et culturelle de la figuration narrative obéit aujourd’hui à celle de l’histoire classique du livre et des imprimés. En croisant les archives éditoriales, les correspondances des auteurs et des éditeurs, les périodiques et les albums, en évaluant la réception des œuvres, il est possible de mieux souligner ce qui lie la matérialité, l’économie, l’esthétique et l’imaginaire de la bande dessinée dans une perspective critique qui ne stérilise pas l’approche ludique.

En 1989, dans le numéro 133 d’(À suivre), qui devient très franchement un magazine culturel huppé sur la bande dessinée, le président Mitterrand affirme apprécier tout particulièrement les aventures cosmopolites de Corto Maltese. Saluant la « vitalité créative » du festival d’Angoulême, l’homme d’État aurait pour Corto un « petit faible » : « je ne m’ennuierais pas certainement dans la peau de cet aventurier laconique, esprit libre, au confluent de plusieurs cultures ». Un « petit faible » pour le libertaire Corto Maltese ou une tendresse plus honteuse pour son alter ego le machiavélique Raspoutine ? À ce propos, François Mitterrand n’avoue rien d’autre que son amour ludique pour la bande dessinée.

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