Archives et manuscrits
Comment s’élaborent les œuvres ? La génétique des textes s’attache à décrire et à comprendre les processus de création dans la littérature, les arts et les sciences en étudiant toutes les traces matérielles de l’invention (notes, brouillons, dessins, documents numériques…). Une approche en pleine évolution, qui se nourrit chaque jour de découvertes et d’apports nouveaux. Pour le premier numéro de cette nouvelle chronique [1], Jean-Pierre Orban analyse la bibliothèque fortement annotée d’André Schwarz-Bart, à l’occasion de son entrée à la BnF.
André Schwarz-Bart (1928-2006) a beaucoup déménagé. Après la parution du Dernier des Justes (Seuil, 1959), dérouté par l’immense succès du roman, Prix Goncourt, et blessé par les accusations de plagiat et les polémiques sur son récit qui retrace huit siècles ayant mené à la Shoah, Schwarz-Bart s’éloigne d’abord de Paris avant d’émigrer au Sénégal et en Suisse puis de s’installer définitivement en Guadeloupe avec son épouse Simone, originaire de l’île. C’est dire qu’il manque à la bibliothèque laissée à sa mort un nombre significatif d’ouvrages qui ont servi de sources pour l’écriture du Dernier des Justes et même du « cycle antillais » dont la publication au Seuil, pour la plupart sous la cosignature avec Simone Schwarz-Bart, débuta en 1967 et se poursuit aujourd’hui de manière posthume.
Mais, comme chez nombre d’écrivains, pour lesquels la bibliothèque personnelle constitue un « espace transactionnel où interagissent livres et manuscrits, où l’écriture en train de se faire s’articule sur le déjà-écrit [2] », l’intérêt principal de celle de Schwarz-Bart n’est pas dans les sources qu’elle révélerait. Il est bien plus dans l’usage qu’il faisait des livres des autres.
À l’étage qu’il s’était réservé dans sa maison guadeloupéenne au nom significatif de « La Souvenance », tout tournait au sens propre autour de la bibliothèque-chambre-bureau enserrée dans une coursive. L’aménagement physique conduisait à la géographie mentale. Au cœur de cet espace livresque, mise en abyme du monde, Schwarz-Bart dialoguait en un colloque singulier avec les textes de ses pairs, en tentant d’y insérer, entre leurs lignes, sa propre œuvre, inhibé par le poids de l’Histoire et des mots, taraudé par la question de la légitimité des seconds à l’égard de la première.
En auscultant la bibliothèque de Schwarz-Bart, on ne peut s’empêcher de penser que ce dialogue avec les livres est empreint de violence. Juif communiste engagé dans la Résistance et torturé pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est comme s’il torturait à son tour les livres, pour les faire parler, pour se faire parler face à eux. Il les crible de signes à la pointe du stylo-bille, les érafle de différents symboles géométriques, les écorne, les plie à sa main, les couvre de sa parole dans des notes pas seulement marginales mais qui remplissent tous les blancs, couvrent les silences. Mieux ou pire, il les démembre au fin couteau.
Lui, l’enfant qui a appris le français à l’école, ouvrier et moniteur dans un home juif qui a mis du temps à assimiler la syntaxe de la langue écrite – « langage de la bourgeoisie » – prend sa revanche. Lui, l’humble et (faux ?) doux qui vénère les valeurs non violentes d’une certaine tradition juive, saisit les mots et les livres à la gorge, jusqu’à en extraire le suc. Dans un rapport de vie et de mort : les mots parleront-ils ? Donneront-ils sens à la tragédie du monde?
Mais plus encore qu’un rapport de force avec les livres, la bibliothèque de Schwarz-Bart marque une appropriation de ceux-ci et, dirait-on si le mot n’était ambigu, une occupation de leur espace, qu’a précédée l’agencement de son étage. Schwarz-Bart investit les livres et y investit. À la manière d’auteurs « marginalistes [3] » tels Stendhal ou Nietzsche, il les remplit de notes réflexives, émotives (prises à partie de l’auteur) ou prosaïques (numéros de téléphone, liste de choses à faire).
Surtout, à partir des années quatre-vingt, il noircit tous les espaces blancs de notes et d’ébauches d’une œuvre en cours qui, après le cycle « antillais » consacré à l’esclavage, marque son retour exclusif au thème du génocide juif. Se déploie ainsi, hoquetante ou circulaire, signalée par l’initiale « K » (pour « Kaddish ») répétée de manière obsessionnelle comme autant de coups ou d’appels, la tentative d’établir un dialogue entre un rescapé et les disparus de la Shoah. Tentative dont naîtra, recomposé à partir de fragments, L’Étoile du matin (posthume, Seuil, 2009), mais qui demeurera inaboutie.
L’étude des archives au sein du groupe Schwarz-Bart à l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) débute. Il conviendra en particulier aux analyses de la bibliothèque d’André Schwarz-Bart de dessiner la cartographie précise de cette œuvre, certes inachevée mais qui dit, peut-être plus que si elle était allée au bout d’elle-même, son propos profond : l’impossibilité de parler au nom des morts quand la mort a consisté à effacer toute trace de leur droit à être. Face à cet effacement, André Schwarz-Bart emplit les silences de sa bibliothèque de traces compulsives. Si sa bibliothèque est une forêt, il la traverse en bouchant les espaces entre les arbres. Mais, dans ce monde de plus en plus obscur, en n’atteignant jamais le lieu où se révéleraient son sens et sa légitimité…
Jean-Pierre Orban, chercheur associé à l’ITEM, responsable du groupe de travail Schwarz-Bart.
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Chronique rédigée par les chercheur.e.s de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS, Paris) dont la revue Genesis analyse les grands thèmes de recherche.
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Daniel Ferrer, Introduction à Bibliothèques d’écrivains, dir. Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, CNRS Éditions, 2001, p. 15.
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Par opposition aux « extracteurs » qui copient des passages des livres, en les détachant de leur contexte (Daniel Ferrer, op. cit.).