« Que faites-vous de vos morts ? » C’est la question posée par Sophie Calle aux visiteurs du Musée de la Chasse et de la Nature lors de son exposition Beau doublé Monsieur le Marquis en 2017. Les réponses se trouvent aujourd’hui consignées dans un étrange petit livre, qui mêle photos de pierres tombales et mots sur les morts. Comme pour mieux conjurer le mauvais sort ?
Sophie Calle, Que faites-vous de vos morts ? Actes Sud, 272 p., 32,50 €
C’est la loi des vases (funéraires) communicants, ou quelque chose d’approchant :
« Quand ma mère est morte, j’ai acheté une girafe naturalisée. Je lui ai donné son prénom, et je l’ai installée dans mon atelier. Monique me regarde de haut, avec ironie et tristesse. » (Sophie Calle) /
« Quand ma mère est morte, je n’ai pas pleuré. Et depuis je suis noyée. Quand mon père est mort, il n’est pas mort. Mais moi si. Et les autres, que feront-il de ma mort ? » (une visiteuse)
Sophie Calle a l’art de la conversation. Question d’adresse (à entendre comme on voudra), d’échange aussi, comme si les mots des autres venaient se lover dans ses idées à elle, et inversement. Douleur exquise (2003) fut, de ce point de vue, un projet et un livre exemplaires : dis-moi comment tu as souffert et je te dirai que je vais mieux… Ici, la vivante fait parler les morts. Ou plutôt, fait parler les vivants au sujet des morts. Et ça marche !
De fait, tout le monde a son mo(r)t à dire. Et chacun a sa manière. Il y a la forme laconique : « RIEN » ; « ON LES LAISSE » ; « Je sais pas ». La façon ironique : « Lesquels ? Ceux qui sont encore vivants ? » Sarcastique : « Je les anticipe. En gros, je pourris la vie de mes proches en les imaginant morts. L’angoisse… ». Cela peut s’énoncer sans pudeur (mais avec des fautes…) : « Je les insultes, je ne les écoutes plus, ils m’énervent ils sont trop présents ! » Avec drôlerie (mais non sans nostalgie): « Pendant longtemps, j’ai lu les épisodes de Santa Barbara sur la tombe de ma grand-mère car elle adorait cette série. Maintenant, la série s’est arrêtée, c’est triste. » Ou genre Balance ton mort ! : « Il y en a un pour lequel c’est BON DÉBARRAS ! Certains morts sont toxiques ».
Que faites-vous de vos morts ? pouvait faire craindre le pire, la vacuité et l’esbroufe, voire un livre mortel, comme l’ennui du même nom ! Mais il n’en est rien. L’intime y affleure sans cesse, les pensées recueillies sont comme une poésie continue, et contenue, de l’absence et de la présence. Les morts ne sont plus là, partout, tout le temps : « J’y pense et puis j’oublie, j’y pense surtout lorsque je suis seule… la nuit, le jour… » Ils existent, insistent en nous : « Le numéro, je le sais par cœur, je ne peux pas l’effacer… » On voudrait atténuer le chagrin : « Je leur explique pourquoi je les ai mal aimés. » L’anticiper même : « J’étais venue ici pour ne plus penser à mon père qui va mourir. Apparemment, il m’a suivie. Je reviendrai peut-être vous dire ce que je fais de lui. » Mais rien n’y fait, justement. Il faut vivre avec eux : « Je disperse les cendres petit à petit à chaque voyage pour qu’il soit où je vais » ; « Je promène leurs chaussures, leurs sacs à main, leurs plus beaux pulls, à travers Paris. » Il faudra vivre sans : « Je vais chercher les cendres de maman le 25 janvier 2018 au Père Lachaise, après… ? » Ou alors ? On peut toujours s’amuser à faire comme si : « Je les cherche partout, sauf au cimetière. » Ou comme ça : « Il m’arrive de regarder en l’air ! »
De drôles (?) de photographies de pierres tombales prises par l’artiste à la fin des années 1970 parsèment le livre. On dirait moins des inscriptions que des incantations : MOTHER, FATHER, BABY, HUSBAND, WIFE… À moins qu’il ne s’agisse de conjurer le mauvais sort ? la mauvaise mort ? « Dans le cimetière de Bolinas, en Californie, où j’ai pris mes premières photographies, la mort est une affaire de famille. Moi qui ne suis ni épouse, ni mère, et sœur seulement à demi, je n’y échapperai pas : je mourrai à tout jamais daughter. »