Sous bénéfice d’inventaire

Le philosophe italien Remo Bodei veut nous délivrer des objets, qui nous libèrent en nous asservissant, et nous faire retrouver la vraie vie des choses. Michel Collot cherche à redéfinir le « paysage brouillé » de la poésie contemporaine, entre formalisme et « nouveau lyrisme ». Deux démarches inspirées par une manière de phénoménologie, qui mêle sans heurts littérature et philosophie, deux manières de dresser le bilan du monde moderne.


Remo Bodei, La vie des choses. Trad. de l’italien par Patrick Vighetti. Circé, 144 p., 18 €

Michel Collot, Sujet, monde et langage dans la poésie moderne. De Baudelaire à Ponge. Classiques Garnier, 278 p., 35 €

Michel Collot, Le chant du monde dans la poésie française contemporaine. Corti, 356 p., 24 €


Le réveil… c’est ce moment aussi banal que troublant, comme l’a décrit Proust, où la conscience de soi doit se réorienter dans le monde et retrouver peu à peu ses repères quotidiens, que Remo Bodei, prend en exemple pour nous redonner le sens de « la vie des choses » et nous déshabituer, au contraire, des « objets » inertes. Et l’enjeu est politique : « qu’avons-nous donc perdu dans notre civilisation et dans notre vie pour nous ruer avec pareille fougue sur les marchandises ? Quel vide éventuellement celles-ci comblent-elles ? ».

Le monde diurne que l’on retrouve au réveil, avec plus ou moins de bonheur, est vite dominé par les objets, de toute nature, et la « routine du quotidien ». À cette présence des objets – qu’ils soient « à portée de main » (« vorhanden ») en tant qu’outils, ustensiles et instruments, ou qu’ils soient des obstacles à surmonter, une « altérité » à réduire –, à cette domination muette le philosophe italien oppose l’expérience des choses, ces « choses mêmes » que les phénoménologues (et avant eux Hegel) nous ont invités à retrouver.

Les objets s’opposent au sujet dans une relation d’extériorité, voire d’adversité, comme le suggère le terme allemand de Gegenstand, tandis que les choses (die Sachen en allemand,  res en latin, les « causes » du français) sont liées au sujet par une vivante « compénétration » ; les choses, ainsi distinguées, sont comme lestées de « significations symboliques, cognitives, affectives », elles ont une valeur qu’il est trop simple de dire « sentimentale » ; à elles s’attache, dira Freud, « une certaine quantité de libido », qui est notamment au cœur du travail de deuil, « lorsqu’on fait l’inventaire de ce qui reste dans la maison de ses parents après leur disparition ».

Bien sûr, c’est l’imagination qui est à l’œuvre ici, qui transforme un objet banal en « objet transitionnel », pour reprendre l’expression de Winnicott, et donc en chose « délivrée de la corvée d’être utile » (Walter Benjamin), en trace d’un passé disparu, en vestige sauvé du temps et des vandales, en relique de la mémoire. Dans la culture du gaspillage et de l’obsolescence programmée qui est désormais la nôtre – pour combien de temps encore ? –, les « objets » s’accumulent dans notre vie quotidienne sans procurer de joie (comme l’avait déjà vu Georges Perec, même si les « choses » dont il a parlé en 1965 sont plutôt en ce sens des objets). Ils perdent leur raison d’être en cessant d’être utiles, ils se démodent sans pour autant disparaître ; ils deviennent des déchets sans prestige qui ont la particularité de perdre toute relation à une durée vivante, humaine, active, et d’être de plus en plus embarrassants, encombrants, envahissants.

Remo Bodei et Michel Collot

Jan Davidzoon de Heem, Nature morte aux livres (1628) © Cabinet royal de peintures Mauritishuis

C’est au contraire dans l’art des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle que Remo Bodei pense in fine retrouver l’image du « miracle quotidien de la venue des choses à l’existence » et l’utopie d’un « rapport sobre mais essentiel avec les choses ».

On songe naturellement ici à Francis Ponge et à son « parti pris des choses », tant il est vrai qu’aujourd’hui poésie et philosophie ont souvent partie liée. Mais si les courants de la philosophie se distinguent assez clairement, il n’en va pas, semble-t-il, de même avec la poésie (de langue française) contemporaine, qui offre, selon Michel Collot, un « paysage brouillé », ce qui explique qu’elle ait souvent des publics sans avoir d’audience. Avec deux livres récents, Sujet, monde et langage dans la poésie moderne – une modernité très classique qui va de Baudelaire à Ponge – et Le chant du monde, Michel Collot propose rien de moins qu’une introduction claire et informée, à la fois sensible et philosophique, à la poésie contemporaine, lue à la lumière de la phénoménologie. C’est une introduction sans polémique, qui s’abstient de prononcer des anathèmes mais qui n’est pas neutre et qui porte notamment sur la génération des poètes des années 1960-1980 et son avant-garde formaliste un regard très critique et sévère.

Crise du vers : ce fut le diagnostic de Mallarmé. Est-ce pour autant la fin de la versification ? Michel Collot voit à l’œuvre dans le vers deux dynamiques contraires et pourtant complémentaires, celle de la rupture, avec le blanc typographique qui interrompt la ligne, d’un côté, et, de l’autre, un principe d’équivalence, c’est-à-dire de répétition (les rimes, les refrains, etc.). Or, déstabilisée, malmenée, déconstruite, cette tradition de la versification française demeurerait présente, comme une sorte de cadre de référence naturel, malgré l’impair de Verlaine, le vers libre de Claudel, le vers de onze syllabes de Jacques Réda, voire l’extrême sobriété d’André du Bouchet…

De cette conception du vers découle assez naturellement, pour Michel Collot, une définition de la poésie comme combinaison de trois éléments : le « sujet », le monde, et le langage. Cette « triade » est plus ou moins harmonieuse, et lorsqu’un des trois éléments devient prépondérant la poésie s’égare d’après lui. Ce fut le cas avec l’effusion du moi caractéristique de la poésie « romantique », avec le lyrisme facile de jadis. Ce fut surtout le cas, selon Michel Collot, dans les années soixante à quatre-vingt, lorsque la poésie a été au contraire comprise par une avant-garde « formaliste », textualiste, objectiviste, comme un travail (ou un jeu) sur le langage exclusivement, sur le seul signifiant, dans une belle indifférence au monde et un mépris affiché pour le sujet, le moi, l’émotion. Michel Collot vise ainsi des poètes comme Emmanuel Hocquard, Christian Prigent, la revue TXT, Jean-Marie Gleize, qui envisageaient, dit-il, « le poème comme un espace de langage autonome et qui se suffisait à lui-même, indépendamment de la représentation du monde extérieur et de l’expression d’un sujet ». Michel Deguy lui-même, à cette époque (1969), affirmait dans une sentence : « pour la poésie il n’y a pas d’autre phénoménologie que le poème », autrement dit seule compterait la combinaison linguistique.

Remo Bodei et Michel Collot

Couverture du 18e numéro de TXT

Le « paysage brouillé » se polarise en se clarifiant. À partir de 1980-1982 – date de la fin de Tel Quel et de l’élection d’Yves Bonnefoy au Collège de France – on assisterait en effet à l’émergence d’un « nouveau lyrisme » associé à des poètes comme Jean-Michel Maulpoix, Philippe Beck, Jean-Claude Pinson, et qui peut se réclamer de Reverdy : « le lyrisme mouvant et émouvant de la réalité ». Il ne s’agit plus de traduire son intériorité, son intimité dans une lamartinienne poésie-confession, mais de traduire le mouvement (« l’ek-stase ») par lequel le sujet s’ouvre au monde, fût-ce un monde « désenchanté », une « réalité rugueuse ». Ce lyrisme impersonnel, objectif, de découverte et de traduction – ce qui ne veut pas dire sans implication du je –, ce pourrait être celui de Jacques Darras, qui célèbre la Maye, une modeste rivière de Picardie, en se souvenant aussi qu’il a traduit Walt Whitman, et qu’il est, par l’anglais, ouvert au vaste monde, au « chant du monde ».

« Chant du monde » constitue précisément la partie centrale du livre des éditions Corti (entre « Tendances » et « Lectures ») et il faut prendre au sérieux cette référence au chant, à l’oralité retrouvée. Le chant en effet, d’où provient finalement toute poésie, a le pouvoir d’associer le sujet et le monde dans l’expérience d’une même synthèse. Dans l’essai sur André Velter qui conclut le volume, la voix du poète, dit Michel Collot, fait entendre dans le silence de la page la « polyphonie discordante » du monde.

Quelques notions essentielles de cette étude, qui se veulent de vrais concepts, mériteraient d’être davantage analysées, explicitées, celles de structure d’horizon, de paysage, de matière-émotion – notion empruntée à René Char. Elles ont fait déjà l’objet de différents ouvrages de Michel Collot depuis Horizon de Reverdy en 1981. Mais le plus significatif est peut-être ce débouché sur la possibilité d’une poésie de l’écologie, associant logos et cosmos dans la notion d’oikos, d’ « attachement au terrestre », dans sa fragilité. « Écologie et poésie, note Michel Deguy, poète passeur et philosophe, […] disent et visent le même », l’unique « beauté de la terre ». Ce qui pouvait paraître un jeu formel avec le langage devient enjeu vital.

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