Les curiosités de Gérard Macé

Les textes que l’on trouvera dans Colportage ont d’abord été écrits sur un registre trouvé dans le bazar d’Istanbul. Le soir même, ce livre de comptes est devenu « le grand livre de la dette » et, en feuilletant ce recueil enrichi depuis sa publication au Promeneur, on voit que la dette est immense. Mais la nôtre à l’égard de Macé l’est tout autant.


Gérard Macé, Colportage. Gallimard, 594 p., 29 €

Rome éphémère. Photographies de Ferrante Ferranti. Arléa, 140 p., 9 €

Les mondes de Gérard Macé. Sous la direction de Claude Coste et Ridha Boulaâb. Le Bruit du temps et Le temps qu’il fait, 227 p., 24 €


Gérard Macé est un curieux, un voyageur et donc un colporteur qui aime la bibliothèque des rues. Pour parler de « Divagations », terme qu’il emprunte à Mallarmé, il cite les Florides helvètes de Cingria, Les eaux étroites de Gracq et le Voyage en Arménie de Mandelstam. Son goût pour Baudelaire, pour Nerval, pour Balzac qui aurait aimé écrire une partie de La Comédie humaine à propos et dans l’Oise, doit beaucoup à la flânerie qui les unit. Flânerie que Gérard Macé pratique dans sa vie et ses écrits. Il a écrit un très beau livre sur Kyoto et ses jardins, « un monde qui ressemble au monde », il consacre un portrait à la Rome de Borromini, du Bernin et de Piranèse qui est tout dans l’élan : « Fontaines et foudre, fleuves et incendies, fables et feux d’artifice : l’eau court après le feu partout dans Rome, et depuis toujours le théâtre communique avec la rue ».

Les photos de Ferrante Ferranti, qui a souvent travaillé avec Dominique Fernandez, notamment à Naples et à travers l’Europe baroque, éclairent la prose poétique de Macé. La couleur pastel seule y manque, que l’écriture rend : « Car le ciel en remue-ménage fait souvent la lessive de ses chiffons : selon les heures, la bure ou la soie, la laine ou les fils d’or. » Mais l’écrivain voyage aussi en Afrique et, au début d’un de ses textes sur les peintures murales au Bénin, dans lequel il établit un lien avec le Douanier Rousseau, il révèle ce qui l’a formé (et qu’avant lui Rimbaud a célébré) : « J’ai toujours aimé les arts populaires, parce qu’ils ont en partie formé mon goût, grâce aux assiettes peintes, aux revues illustrées, aux papiers à fleurs, sans oublier les allégories sous verre et l’héraldique des cartes à jouer. Ni l’art forain qui proposait des vues sur d’autres continents, pendant que des refrains me faisaient tourner la tête, dans un manège à l’image du monde. »

Les mondes de Gérard Macé.

Gérard Macé © Arléa

Chez Macé, la curiosité est constante, insatiable, liée à l’enfance évoquée à l’instant, au monde qu’il découvre, aux livres qui l’entourent. Et l’on espère (on sait) que jamais il ne se tuera comme Borromini « pour échapper à l’ennui ». Il s’intéresse à la photographie, celle de Ronis ou de Cartier-Bresson, au cinéma avec Hitchcock ou Mankiewicz, à la peinture… Il parle de Pigalle, son quartier, hanté par des figures désormais oubliées, il parle de Sam Szafran, dresse un portrait de Michaux à partir d’une photo des années trente prise par Claude Cahun : « moins volontaire et moins sur le qui-vive, moins prêt à bondir à la moindre alerte, il ne cache pas son immense besoin du monde, peut-être pas encore convaincu, comme plus tard, que la meilleure défense, c’est l’attaque ».

Il se fait facétieux et pastiche Ponge, évoque le goût de Balzac pour les jeux de mots, rappelle que, comme Modiano (le jeune Modiano vivant d’expédients qui le relate sur le mode romanesque dans Les boulevards de ceinture), Bruno Roy, éditeur de Fata Morgana, fabriquait pour s’amuser de fausses dédicaces dont une d’Apollinaire au maréchal Pétain, ou de Leiris à Joséphine Baker. Bref, tel Hermès allant déguisé de lieu en lieu pour remplir sa mission de messager des dieux, Macé emporte sa besace pleine.

Mais ses divagations donnent à penser, créent un dialogue entre le lecteur et lui, une sorte de longue conversation. Parmi les auteurs italiens qu’il a traduits, on a envie de s’arrêter un instant sur Mario Praz. Pour une raison qu’il n’évoque pas, mais que je sais (comme quiconque aime Violence et passion, selon son titre stupide en français), Visconti avait choisi Praz, grand historien et critique d’art, comme modèle pour le personnage qu’incarne Burt Lancaster, dans ce film tardif et magnifique. Le titre anglais du film, Conversation Pieces, peut se lire, au début, comme une antiphrase puisque de conversation il ne saurait être question, et que le portrait de famille, genre pictural auquel ce titre renvoie, est impossible avec la famille qui s’installe au-dessus de chez Lancaster. Bref, Praz est de ces érudits qu’aime Macé, comme il aime Caillois, dont il écrit qu’il « s’avance masqué ».

Les mondes de Gérard Macé.

© Ferrante Ferranti

Un beau texte du photographe Ferdinando Scianna, natif de Bagheria où se trouve la fameuse villa Palagonia, est une autre clé pour comprendre le choix de Macé de le traduire. Scianna raconte le voyage de Borges à Palerme. Une autre Palerme que ce quartier de Buenos Aires jamais quitté, de sa naissance à sa mort, par le fameux bibliothécaire aveugle. On lira une bonne plaisanterie de D’Annunzio (qu’on n’imaginait pas si facétieux ou sarcastique) sur Marinetti.

Mais s’il faut distinguer un poète traduit, outre Dante et Leopardi, je m’attacherai à Umberto Saba. Pour ce que Macé écrit de sa prose : « Le la de toute l’œuvre est donné par un mot : quasi […] Saba, aussi loin qu’il aille, sait qu’il touche presque à la vérité : mais ce ‟presque” retient alors la phrase, pour mieux la relancer (de plus loin ou d’à côté) en empruntant un autre détour…  Sa prose témoigne (à chaque pas pourrait-on dire) de cet effort et de cette conscience : elle dévie soudain, pour mieux s’enfoncer sous l’apparente simplicité ; elle hésite pour retarder trois ou quatre mots qui sont peut-être déjà dits. Car si les raccourcis sont les plus courts chemins, Saba n’oublie jamais qu’ils sont aussi les plus tortueux : ‟de vrais sentiers de chèvres” ».

On avance, on semble se perdre, on retrouve son chemin. Écrire, c’est marcher pour « fuir la pensée assise », écrit-il dans un texte sur l’inspiration. Ailleurs, commentant l’écriture de Montaigne, Macé rappelle le célèbre « à sauts et à gambades », dont on oublie qu’il qualifie « l’allure poétique », et il montre ce qui compte pour lui : « s’affranchir des paroles de liaison, des articulations trop voyantes, de l’encombrante rhétorique dont a besoin le lecteur paresseux ». La façon dont il évoque Joubert, « dont les pensées sont de la buée sur une vitre », pourrait être l’illustration de cette légèreté profonde.

Mais marcher, c’est aussi prendre le risque du faux pas. Risque ou chance, c’est selon. Baudelaire, Poe et Proust marchent sur un sol inégal : « Trois fois la littérature a donc fait trébucher ceux qu’elle aime, mais à chaque fois contre une pierre de touche, et sur le chemin d’une vérité intérieure qui leur permet de lever les yeux au ciel, une fois la chute évitée de justesse, comme si leur âme prenait enfin son envol. »

Colportage, comme la plupart des ouvrages de Macé, est de ces livres qu’on ouvre, reprend, un de ces livres « mouillés par la mer » qu’il évoque ailleurs, et ici, tel ce « livre acheté jadis à Istanbul » qui ferait partie de la bibliothèque de Prospero, dans La tempête.

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