La fiction du fils

« Tu n’es pas un père, tu n’es qu’un récit », dit à Erri De Luca le fils qu’il s’est inventé pour l’occasion, pour se donner le moyen de se parler à lui-même, de s’apporter la contradiction. Et aussi de vivre en esprit les multiples personnages dont il se dit constitué, comme chacun de nous. Car chaque être serait un arbre qui cacherait sa propre forêt, ou une forêt dont on ne connaîtrait, ne verrait qu’un seul arbre.


Erri De Luca, Le tour de l’oie. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 161 p., 16 €


C’est pourquoi Erri De Luca se prolonge par la littérature, se rend extensible et « plusieurs » grâce aux mots. C’est ainsi que dans un de ses livres, Pas ici, pas maintenant, il a imaginé au conditionnel une rencontre avec sa mère. Ici, dans Le tour de l’oie, non seulement il imagine une rencontre entre un fils et son père, mais il imagine aussi, il crée de toutes pièces le personnage du fils. Son contrepoids. Son contrechant aussi bien que son contrechamp. Il lui donne la parole pour se contredire ou se prolonger. « Sans toi, cette conversation n’aurait pas lieu. »

Est-ce si vrai ? Des conversations de ce genre, des confidences murmurées à nos oreilles, des contes, des récits, prononcés sur un ton bas, bien que vendus à des milliers d’exemplaires, on en trouve dans chacun de ses livres. Ce qui diffère dans Le tour de l’oie, c’est sa tentative d’être un père et, en tant que tel, de transmettre une sagesse, une leçon de vie. Et chaque fois au moyen des formules admirables dont il nous a rendus friands : « Nous passons de vie à papier » ; « Une fois né, j’étais inévitable ».

Leçon de vie, donc, de militant : « Un engagement politique repose sur un comportement plutôt que sur un idéal. » De lecteur : « Je pratique des abstinences littéraires de grandes signatures du XXe siècle […] Je lis à la manière des navigations, je passe au large des promontoires ». D‘écrivain qui ne peut être, pour lui, qu’un insoumis. Depuis qu’il s’est « inscrit au vocabulaire », Erri De Luca a pris l’habitude de « s’en aller. Le verbe à l’infinitif solitaire ». Dans un autre livre, Le plus et le moins (voir la nouvelle « Le pantalon long »), il raconte comment, enfant, il détestait le langage convenu de l’italien officiel à l’école et les rédactions qui devaient s’y écrire. Comment un jour le professeur leur demanda d’inventer une fable à la manière d’Ésope. La liberté soudain offerte procura au collégien le goût et l’élan d’une rédaction fleuve, rendue avant l’heure et que bien entendu le professeur ne voulut pas croire de lui, qu’il soupçonna avoir été copiée. L’écolier ne lui pardonna pas cette injustice.

Erri De Luca, Le tour de l’oie

Erri De Luca © Jean-Luc Bertini

Le début de l’écriture correspondit pour Erri De Luca avec le début de l’insurrection, du départ de sa famille et de la marge sociale. Elle concrétisa son refus du conformisme et de l’acceptation puisqu’il cessa à peu près à cette époque d’aller à l’école et que commença sa vie de nomade. Son toit, sa maison seront désormais les mots. « Sans eux, je me cogne la tête contre les murs. »

Mais il n’a aucune prétention de style : « Seul me revient le choix de l’emballage. » Et de fait, il écrit très simplement, son originalité ne réside pas dans des trouvailles, des élégances, mais plutôt dans une manière de se poser, de se poster aux carrefours des situations ou des idées à énoncer. Et de leur faire rendre un son neuf.

Dans Le tour de l’oie, presque chaque phrase constitue un paragraphe. Le saut à la ligne introduit-il une interruption ? Pas davantage, nous indique Erri De Luca en préambule, que la vue ne cesse quand les paupières descendent sur les yeux. En même temps qu’il nous raconte une histoire, il nous explique comment la lire.

Car il nous raconte une histoire, la sienne. Une fois de plus ? « Les vieux et les écrivains […] répètent les histoires avec un ajout ou un oubli. » Cette fois-ci l’ajout serait de quel ordre ? Peut-être dans un peu de raideur ou de dogmatisme qui lui viendrait de sa position en surplomb : j’ai beaucoup vécu et je fais le point, je livre mes enseignements. Ce qui revient un peu quand même à enseigner à son tour, bien qu’il se dise « un inexpérimenté chronique », pareil à l’enfant borgne dont les projectiles semblaient toujours avoir atteint le centre de petits cercles dessinés sur un mur. L’explication, l’enfant borgne la donne : il dessine les cercles après coup.

Pas plus que sa vie, Erri De Luca ne prétend maîtriser ses livres : « On lance un dé et on se déplace dans un circuit en spirale ». D’où le titre Le tour de l’oie. Comme dans l’ascension d’une montagne, « le premier pas, et non pas les suivants, contient le hasard tout entier ».

Si, pour lui, « l’écriture reste […] une activité autistique », il n’en a pas moins le désir de s’adresser aux autres, de leur parler longuement. Est-ce une contradiction ? Doit-on s’étonner que coïncident en lui au moins deux types de personnages opposés, l’alpiniste épris de sommets ou le citoyen en rupture de ban ou encore l’écrivain maçon dans la maison précaire édifiée de ses propres mains, tous les trois solitaires, et l’homme habitué des médias, entendu et vu partout, dans les journaux, à la radio, à la télévision ?

Comment vit-il cela ? À ma connaissance, il n’en parle pas. On aurait envie à cette occasion et à quelques autres d’occuper la place et de prendre la parole du fils, d’apporter à notre tour la contradiction. Et même, occupant sa place, lui volant sa parole, de critiquer ce fils, peu convaincant comme personnage de fiction parce que pas suffisamment incisif dans ses interventions, trop proche du père auteur.

C’est que le père n’en est pas un, il est toujours resté un fils : « Je ne suis pas un père, je suis resté un fils, une branche sèche », écrivait-il après avoir loué l’amour que ses parents lui ont porté dans le magnifique « Variante d’une parabole » (Le plus et le moins). Peu avant la fin et leur séparation, le fils a néanmoins le dernier mot : « Tu es le forain qui fait tourner le manège pour y faire monter l’enfant qui est en chaque lecteur. »

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