C’est une grande calamité qui constitue le point de départ de Grace, le troisième roman de Paul Lynch, et met en action le récit, situé une nouvelle fois au cœur du territoire irlandais. Nous sommes au milieu des années 1840 quand la famine frappe le coin perdu du Donegal où grandit la jeune Grace aux côtés de sa mère et de ses frères. Poussée par Sarah, la voilà jetée sur les routes à la recherche de quoi vivre ou du moins de quoi survivre. Commence une interminable errance qui prend des allures de voyage initiatique et se révèlera un apprentissage par les gouffres.
Paul Lynch, Grace. Trad de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso. Albin Michel, 496 p., 22,90 €
« Regarde bien, Grace, prends le temps de regarder leurs visages, enjoint Sarah à sa fille, en lui désignant ses frères. La récolte est perdue, tu le sais aussi bien que moi […] Tu dois te chercher un emploi et travailler comme un homme – aux filles de ton âge, on ne propose rien qui vaille. Reviens-nous à la fin de la saison, quand tu te seras rempli les poches. » Amputée par sa mère de sa toute jeune beauté au cours d’une scène inaugurale d’une force et d’une brutalité saisissantes, Grace, muée en garçon, est arrachée à ce monde aux limites étroites qu’elle a toujours connu, au foyer familier, au village, aux siens. L’héroïne de Paul Lynch part seule. Seule, car si son frère Colly, qui s’est enfui de la maison pour rester auprès d’elle, chemine à son côté, il disparaît bientôt, volatilisé, mystérieusement aspiré par les flots d’un ruisseau. Il se transformera en un esprit taquin qui la suit comme son ombre et vient la visiter avec la fâcheuse habitude de se manifester aux moments les moins opportuns.
L’inconnu pour cette fille de treize ans, également aux prises avec l’inconfort de sa nouvelle peau d’homme, c’est un abîme qui s’ouvre devant elle. Un abîme auquel elle se confronte avec une énergie sans cesse aux aguets. Il faut dire que l’itinéraire suivi par Grace l’expose aux innombrables périls dressés sur sa route : la pluie sempiternelle, la neige recouvrant tout, la méchanceté des hommes que la faim rend hargneux, le danger et la mort rôdant un peu partout dans les lieux qu’elle parcourt. Autant de défis qu’elle n’a d’autre choix que de relever, à n’importe quel prix. Or le prix à payer sera toujours plus fort, si élevé que Grace pourra avoir le sentiment de ne plus s’appartenir tout à fait et de vivre ainsi des métamorphoses successives au hasard des épreuves, au gré des bonnes et des mauvaises rencontres. C’est ce qu’elle exprime par des mots simples quand elle dit : « je suis en train de basculer hors de ma vie pour tomber dans celle d’une autre », comme si elle franchissait à chaque fois un nouveau cercle de l’Enfer.
Paul Lynch, dans sa langue puissante, excelle à évoquer l’errance de Grace qui, étape après étape, paraît n’avoir jamais de fin. Sous sa plume, les frontières de l’insupportable sont toujours repoussées : c’est la faim après la faim, le froid au-delà du froid, la pluie interminable, rongeant les os, qu’il évoque au fil des pages, comme s’il n’y avait jamais de limite à l’insoutenable cruauté des éléments. À la recherche de travail, en quête de quoi survivre, d’un toit ou d’un simple abri de fortune, Grace avance droit devant elle, toujours plus bas vers le Sud, jusqu’à la ville de Limerick, bien loin du lieu de sa naissance. En l’accompagnant, le lecteur découvre les territoires exsangues qu’elle traverse et le portrait de la jeune fille se métamorphose sous ses yeux en un portrait de l’Irlande tout entière en train d’agoniser, livrée au mildiou tueur de pommes de terre et à la désolation, des villes jusqu’aux campagnes.
Par sa violence et son étendue, le fléau dont le pays est la proie – cette Grande Famine qui a ravagé l’Irlande au milieu du XIXe siècle et fait plusieurs millions de morts – prend des allures de calamité biblique dont on se demande de quelle volonté supérieure elle est le signe ; implacable, il façonne les hommes et les femmes croisés par Grace, soumis comme elle à un destin qui les dépasse. Et Paul Lynch nous offre ainsi, à travers le destin singulier de son personnage féminin, une réinterprétation à la fois lyrique et contemporaine de cette grande catastrophe nationale qui a marqué l’histoire irlandaise.
À l’instar des précédents livres de Paul Lynch, Grace est un roman parcouru de forces qui, loin de toute psychologie, habitent magistralement le récit comme des voix et lui donnent une beauté et une ampleur – y compris spatiale – plus que singulières. C’est toujours comme en fuite, traqués, haletants, que se présentent les héros de Lynch ; cette héroïne-ci ne déroge pas à la règle et c’est bien à la mort et à la perdition que, de la première à la dernière page, Grace s’acharne à échapper pour parvenir enfin à quelque chose qui ressemble à une lumière.