Deux romans inédits signés Jules Vallès (1832-1885) viennent d’émerger d’un « fond de tiroir » de la Bibliothèque nationale de France. Intituler ce livre Les Bacheliers perdus est un comble d’ironie au sens où ces deux textes furent retrouvés parmi les innombrables papiers laissés par l’auteur après sa mort. Malgré quelques imperfections, ces deux œuvres méritent d’être lues. Grâce aux soins de Michèle Sacquin, ces manuscrits lacunaires et inachevés sont désormais disponibles aux éditions du Lérot.
Jules Vallès, Les Bacheliers perdus. Deux romans inédits. Introduction de Michèle Sacquin. Du Lérot, 224 p., 20 €
On pensait avoir tout lu de Vallès. L’écrivain de la Commune ne pouvait plus nous étonner puisque l’histoire littéraire avait interprété ses romans et ses articles à travers le prisme de l’engagement : il refusait « l’art pour l’art » et un éthos d’insurgé était consubstantiel à ses livres. En clair, il était révolutionnaire. Son œuvre incarnait la rupture. C’était sans compter sur l’édition récente des Bacheliers perdus, ébauche de deux romans écrits par Jules Vallès à la fin des années 1860, avant la Commune donc. Les Bacheliers perdus sont certes dominés par un aspect brouillon. Mais la publication de ces inédits semble transgressive, elle va du moins à rebours du sens commun. Non, Vallès n’a pas dit son dernier mot. Non, son œuvre n’est pas close (l’est-elle un jour pour un auteur ?) puisque certains trésors sont encore cachés au fond d’une bibliothèque ou dans les caves d’un dépôt d’archives.
Un portrait moins insurrectionnel que critique est d’ailleurs brossé ici. L’œuvre de Vallès est souvent rebelle et dissidente mais ces deux récits nuancent la figure révoltée du romancier. Pour l’écrivain, l’heure n’est pas encore venue de lever les barricades ; il s’agit plutôt de faire l’archéologie du temps présent, de diagnostiquer les rapports sociaux, de fustiger la méritocratie. Un récit n’est d’ailleurs pas réductible à son contexte, un roman au reflet de son auteur. En un sens, s’il semble difficile de lire l’œuvre de Jules Vallès sans recourir à sa biographie, on ne peut l’y cantonner. Ces Bacheliers perdus en sont la preuve. S’il s’agissait seulement d’une autobiographie, voire d’une autofiction, nous ne lirions plus cette œuvre datée et lacunaire, nous ne la lirions pas non plus si elle n’était qu’un témoignage du temps de la Commune.
Ces deux romans ont des intrigues similaires et sont fort simples. Il s’agit des « splendeurs et misères » de deux excellents bacheliers de province qui peinent à Paris. Derrière l’aspect grotesque d’une fable de la médiocrité se cache une morale implacable : il est impossible pour le héros de grimper dans l’échelle sociale. Tantôt pathétique, tantôt sérieux, tantôt léger, tantôt grave, le rire est ici récurrent, ce qui n’enlève rien à la tragédie que vivent les protagonistes. Récits picaresques, les Bacheliers perdus sont des romans d’apprentissage. Les études d’Aristide sont ainsi centrées sur la philologie, sur le grec et le latin, mais ne sont pas gouvernées par un idéal humaniste de liberté de la pensée. Elles ne répondent pas non plus au désir kantien d’autonomie intellectuelle puisque Aristide, dépourvu de sens critique, reste indéniablement soumis au jugement de l’autre. Posture ironiquement décriée par Jules Vallès : « Aristide tourne la tête de tous les côtés pour voir si on ne le regarde pas et demande d’une voix émue au professeur de seconde s’il parle franchement, si c’est une image ou une vérité ? Parlez ! Parlez ! »
Les personnages des romans sont confrontés à une société castratrice où il est difficile, voire impossible, de garder ses illusions. L’accès à « la Normale » ainsi qu’à « la Sorbonne » sera refusé à Aristide. André, quant à lui, obtiendra sa licence en droit mais ne pourra s’installer comme avocat, faute de moyens financiers et de relations. « Eh bien ! mon frère avait raison, dit-il, on ne peut pas donner des leçons pour vivre et être en même temps avocat stagiaire au tableau…»
On a souvent parlé de révolte à propos des romans de Vallès. L’engagement révolutionnaire de l’auteur ne fait aucun doute, mais nous est-il permis de parler d’anarchie à propos des Bacheliers perdus ? La nuance semble ici nécessaire. Étymologiquement, l’anarchie est l’absence d’origine et de commandement. Si les deux récits se focalisent sur ces points précis, c’est pour mieux s’en distancier. En effet, cette insistance sur l’origine des personnages ainsi que sur leur position élémentaire dans la hiérarchie sert des fins idéologiques. S’agit-il de dénoncer le Second Empire, ses travers ? Peut-être, mais Aristide et André accusent moins la corruption généralisée d’une société décadente qu’une certaine éthique du ressentiment. « Marchaboul dit Fifrelin prit en haine celui qui lui valait ces humiliations […] Marchaboul se vengea sur Aristide. Il ne put le faire ouvertement. C’était avouer sa blessure, peut-être provoquer un conflit et amener un duel de langues mortes dans lequel il aurait succombé. Marchaboul devinait bien et savait au fond qu’Aristide l’aurait roulé comme langue morte ».
D’une ironie féroce, Les Bacheliers perdus se présente comme un manuel pour ceux qui, en cette seconde moitié du XIXe siècle, croient au mérite. Condamnés à Paris pour leurs mœurs provinciales, les bacheliers sont fustigés en province pour leur conduite parisienne. Intellectuels de village, Aristide et André sont « des bûcheurs », « des forts en thème » mais cela ne suffit pas pour se faire une place dans le monde. La sociologie de Pierre Bourdieu fait ici écho, la position du personnage vallésien est contradictoire puisqu’elle dérive d’un habitus clivé, c’est-à-dire d’une position « déchiré[e], livré[e] à la contradiction et à la division contre soi-même, génératrice de souffrances » [1].
Aristide et André sont ainsi condamnés à la stagnation. Ils sont gauches, où qu’ils aillent, à l’instar du poète baudelairien de « L’albatros ». Exclus d’un milieu dominant auquel ils aspirent, Aristide et André sont dans l’incapacité de revenir dans le milieu dominé d’où ils sont originaires. « Ce calme, cette solitude, ce milieu muet sans pupitres, sans chaire, sans pion, cela le rendit honteux tout d’un coup !… On ne faisait rien ici, on ne travaillait pas, on n’apprenait rien. À quoi cela servait-il d’être ici ? »
En un mot, ce sont « des prolétaires intellectuels », nous dit Michèle Sacquin dans son introduction, « comme certaines sociétés, plus mensongères que d’autres, en produisent ». Notre société est-elle mensongère ? À l’heure où tout un chacun ou presque est susceptible de faire des études et d’obtenir un diplôme, cette phrase nous interpelle. Si ces inédits de Jules Vallès résonnent encore aujourd’hui, c’est parce que notre époque, comme la sienne, est révoltée. Puissent ces deux textes nourrir la réflexion sociale en ces temps de crise.
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Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 230.