Policier des glaces

Suspense (21)

Beaucoup d’Islandais, paraît-il, apprennent l’histoire de leur pays dans les romans noirs d’Arnaldur Indridason. Nous aussi, mais nous sommes venus à ces lectures (13 millions de livres vendus dans le monde et une vingtaine de titres existants) moins par goût pour Clio que pour l’atmosphère que l’écrivain sait créer.


Arnaldur Indridason, Ce que savait la nuit. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Métailié, 288 p., 21 €


Ses romans sont en effet tranquilles et sombres… à cause du froid nordique, des longues nuits d’hiver, des personnages taiseux, de la mélancolie morale, de l’étrangeté des paysages  (la neige, des étendues désolées, un volcan qui fait des siennes, des glaciers qui font des leurs, une capitale passablement morose). Ils offrent aussi de convaincantes esquisses des traumatismes nationaux, ceux d’une île liée jusqu’en 1944 au royaume du Danemark et qui va se trouver occupée par les troupes anglaises à partir de 1940 puis américaines un peu plus tard (alors que les États-Unis étaient encore neutres). Ce passé, ainsi que les années d’après-guerre, revient sans cesse dans les romans d’Indridason qui a même écrit une trilogie policière historique de bonne facture, La trilogie des ombres, se déroulant pendant cette période particulière.

Arnaldur Indridasson, Ce que savait la nuit

Glacier Gigjökull, Islande © Andreas Tille

La curiosité que nous avons pour les livres d’Indridason est aussi liée à la tradition dans laquelle ils s’inscrivent, celle du polar des années soixante de Maj Sjöwall et de Per Wahlöö (qu’on n’appelait pas encore « polar nordique »),  qui soulevait l’intéressante question du crime dans les social-démocraties protectrices et prospères. Lire Indridason, c’est donc aussi s’intéresser à un problème de société et à l’habileté imaginative d’un écrivain. En effet, comment ne pas mourir de sa belle mort dans un petit pays aussi tranquille que l’Islande – où l’alcoolisme, les accidents liés au froid les soirs de biture et les dérapages dans les landes verglacées semblent les seules causes de décès non naturelles ? Et, par conséquent, pour un écrivain, quels crimes inventer qui soient à la fois suffisamment passionnants et compatibles avec les mœurs de ces contrées pacifiques – quoique portées sur la bouteille ? Conscient du problème, d’ailleurs, Indridason reconnaît assez drôlement l’anomalie du crime en Islande en laissant une fois un de ses policiers faire ce constat découragé devant le cadavre qu’il a découvert :  « Voilà bien un crime islandais… bâclé et inutile ».

Pendant une quinzaine de titres, c’est l’inspecteur Erlendur (dans ce pays, on s’appelle par son prénom) qui nous a introduits à la culture islandaise, son passé, ses caractéristiques, ses spécialités culinaires (la tête de mouton bouilli). Il s’est montré un excellent guide capable de suggérer, par exemple, le trouble psychique de ses compatriotes à se retrouver les cobayes d’une immense base de relevés d’information génétique, ou les conséquences de la crise, ou les difficultés engendrées par une nouvelle pauvreté et l’argent facile de la mondialisation, ou la satisfaction de la nation à avoir mis ses banquiers en prison… Erlendur,  de son côté, a une obsession : la disparition. Il n’a de cesse de résoudre les cas des disparus qui figurent dans le fichier de la police. En plus d’être liée à un épisode dramatique de son enfance (son frère a disparu lors d’une tempête de neige et n’a jamais été retrouvé), cette tâche semble l’impératif moral de tous ses livres. Il y a obligation, semblent-ils indiquer, à rendre compte de ce qui a été, de ce qui s’est effacé parfois sans laisser de traces. À la fin de chaque ouvrage, Erlendur accomplit ainsi presque toujours une sorte de reconnaissance poétique vis-à-vis d’un disparu (retrouvé ou non) tandis que les allers et retours de ses déplacements d’enquêteur ressuscitent imaginairement une Islande d’autrefois.

Arnaldur Indridasson, Ce que savait la nuit

Arnaldur Indridason © Philippe Matsas

Un schéma semblable se met en place dans Ce que savait la nuit, le dernier roman d’Indridason. Erlendur n’en est pas le héros, Konrad, un policier à la retraite déjà apparu dans Le passage de l’ombre, le remplace ; il doit servir, nous signale l’éditeur, de protagoniste à une nouvelle série. Très bien, car Konrad semble suffisamment intéressant pour prendre la relève, tout en rassurant le lecteur par les traits qu’il a en commun avec Erlendur : l’âge, la tristesse, la persévérance, la mélancolie, le sens moral, un certain degré d’imprévisibilité et surtout l’attention à ceux qui ne sont plus et à qui, du monde des vivants, il va rendre un hommage symbolique.

Dans le présent roman, le cadavre d’un homme d’affaires disparu depuis trente ans émerge du glacier Langkökull (grâce au réchauffement climatique). Konrad reprend l’enquête qu’il avait menée à cette époque mais qui n’avait pas abouti. Il découvre le lien entre cette affaire et celle d’un jeune homme mort en pleine nuit, renversé par une voiture dont le conducteur avait pris la fuite. Le livre est bien mené, la résolution très convenable sans être particulièrement ingénieuse (ce n’est jamais une des préoccupations d’Indridason), la peinture sociologique et atmosphérique aussi fine que dans les précédents romans. Et une fois de plus, le roman, comme Konrad, effectue ce geste imaginaire d’accompagnement des morts si typique d’Indridason.

Ce que savait la nuit prolonge donc de manière très satisfaisante l’œuvre déjà fournie d’Indridason. Signalons au passage une autre disparition que celles dont aime parler le romancier islandais, celle, pour les traducteurs français, du subjonctif imparfait. Tendance lourde (comme on dit aujourd’hui). Cela donne des phrases curieuses ( par exemple : « Elle s’était montrée compréhensive bien qu’il ne le mérite pas vraiment. »). Doit-on, du monde des vivants, envoyer un signe d’hommage à ce disparu grammatical ou appeler Erlendur ou Konrad pour le faire revenir du royaume des morts ?


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