Trente ans après sa mort, le 12 février 1989, Thomas Bernhard était à l’affiche de deux théâtres parisiens, le Poche Montparnasse avec Déjeuner chez Wittgenstein, mis en scène par Agathe Alexis, le Déjazet avec Le faiseur de théâtre par Christophe Perton.
Déjeuner chez Wittgenstein. Mise en scène d’Agathe Alexis. Théâtre de Poche Montparnasse, jusqu’au 3 mars.
Le faiseur de théâtre. Mise en scène de Christophe Perton. Théâtre Déjazet, jusqu’au 9 mars. Tournée jusqu’au 13 avril.
Thomas Bernhard disait « n’écrire que pour des acteurs, mais des acteurs précis ». Ainsi, après la rencontre du grand Bernhard Minetti, interprète principal de La Force de l’habitude (1974), il en fit le protagoniste de son « portrait de l’artiste en vieil homme », intitulé simplement Minetti. À sa pièce inspirée par son « ami Paul et son oncle Ludwig Wittgenstein », il donna le nom de ses trois interprètes, Isle Ritter, Kirsten Dene, Gert Voss, à la création en 1986 au Festival de Salzbourg : Ritter, Dene, Voss. Dans son récit Le neveu de Wittgenstein, il regrettait vivement que Bruno Ganz n’ait pu être distribué dans La société de chasse. « Cet immense génie théâtral », selon les termes de Bernhard, vient de mourir, le même jour que Serge Merlin, autre acteur exceptionnel, inoubliable dans les pièces de Thomas Bernhard, Samuel Beckett et dans Le Roi Lear, mis en scène par Matthias Langhoff.
Ritter, Dene, Voss porte, en français, le titre de Déjeuner chez Wittgenstein, dans la traduction de Michel Nebenzahl (L’Arche,1997). Agathe Alexis avait mis en scène la pièce, en janvier 2016, au Théâtre de l’Atalante, qu’elle dirige avec Alain Alexis Barsacq. Aux côtés de Hervé Van der Meulen, Ludwig, Yveline Hamon, sa sœur aînée, elle jouait la sœur cadette. Trois ans plus tard, elle a confié le rôle à Anne Le Guernec. Elle l’avait si profondément marqué de sa présence qu’elle présente au Poche Montparnasse quasiment un autre spectacle. La reprise de cette version serait la bienvenue : ce nouveau trio préserve toute la force comique et dérangeante des retrouvailles entre le philosophe, juste sorti de l’hôpital psychiatrique de Steinhof, et ses deux sœurs, actrices, confinées dans la demeure ancestrale ; il fait entendre l’écriture obsessionnelle de la haine familiale.
« Faire du théâtre / c’est quand même un art abject » : ainsi Ludwig s’adresse à ses sœurs, qu’il traite de « faiseuses de théâtre perverses » ; ainsi s’exprime, une fois encore, l’ambivalence de Thomas Bernhard à l’égard de la scène et des comédiens. Sa vingtième et une pièce, Le faiseur de théâtre (L’Arche, 1986), a été créée en 1985 au Festival de Salzbourg par son metteur en scène de prédilection, Claus Peymann. Elle a comme protagoniste Bruscon, qui se présente d’entrée de jeu comme « Comédien d’État », qui précise peu après « le comédien d’Etat Bruscon / Qui a joué Faust à Berlin / et Méphisto à Zürich. » Le chef de troupe arrive dans une « commune miniature de deux cent quatre-vingts habitants », Utzbach, nom aussi vite oublié que prononcé, pour jouer, avec sa femme et ses deux enfants, sa pièce La roue de l’Histoire.
Dans cette « comédie de l’humanité », il dit donner la parole à César, Napoléon, Churchill, Hitler, Roosevelt, Marie Curie, Madame de Staël. Mais il veut d’abord obtenir de l’hôtelier du bouillon à l’omelette, puis la certitude que le capitaine des pompiers, et cercleur de fûts, acceptera d’éteindre l’éclairage de secours, de faire le noir complet nécessaire au dénouement. Thomas Bernhard avait connu ce type de problème, au Festival de Salzbourg 1972, pour la création de L’ignorant et le fou, qui avait été de ce fait retiré de l’affiche le lendemain de la première.
À la rentrée 2017, Christophe Perton a présenté, au Poche Montparnasse, une très belle mise en scène de Au but, interprétée par la grande Dominique Valadié. Il avait d’abord envisagé un diptyque avec Le faiseur de théâtre : les deux pièces prêtent de très longs soliloques au personnage principal, présent sur le plateau tout au long de la représentation. Mais le Déjazet lui a inspiré une scénographie originale ; avec sa collaboratrice Barbara Creutz, Christophe Perton a conçu une sorte de réplique en miroir du magnifique théâtre, ajoutant quelques éléments de délabrement. Il a ainsi renoncé au « décor pittoresque d’une salle des fêtes de l’arrière campagne autrichienne, entre porcherie, cochons et public xénophobe » Dans le même esprit il a pratiqué des coupes dans la traduction d’Édith Darnaud (L’Arche, 1986), par exemple il a supprimé le développement sur « le mardi jour du boudin ». Ces choix n’éliminent pas le contexte : « Österreich / Il me semble / que nous sommes en tournée / dans une fosse d’aisance / dans la poche purulente de l’Europe » Mais ils procèdent à une sorte d’enfermement dans le monde du théâtre, en résonance avec l’écriture de Thomas Bernhard.
Le rôle de Bruscon requiert un très grand interprète. En juillet 1984, au Festival de La Rochelle, André Marcon a créé Le Monologue d’Adramélech de Valère Novarina. Peut-être n’a-t-il plus connu d’exigence comparable avant d’être confronté au texte de Thomas Bernhard. Il confie lui-même son appréhension face au défi de mémoriser, pendant des mois, de petites unités de sens, tout en spirales, en retours en arrière. Et pourtant, pendant près de deux heures, il frappe pas son aisance à contrôler son souffle, à transmettre son énergie, à maintenir la véhémence de la vitupération. Surtout il garde son égalité de ton, son phrasé si singulier, préservés de toute surenchère dans la théâtralité. Il fait rire et inquiète par son agressivité à l’égard de l’hôtelier (Éric Caruso) et sa fille (Manuela Beltran), par sa tyrannie domestique, de père de famille et de chef de troupe, envers sa femme (Barbara Creutz), sa fille (Agathe L’Huillier) et son fils (Jules Pelissier). À son personnage haïssable et émouvant il prête une humanité : l’ambivalence même de Thomas Bernhard pour le théâtre.