La guerre des partisans

Voici un grand livre d’histoire qui aborde un sujet, celui des partisans soviétiques, généralement englouti dans les mythes de la « Guerre patriotique ». Épisode de la Seconde Guerre mondiale mal connu en France, la guerre des partisans, de 1941 à 1944, à l’arrière des armées allemandes qui occupaient l’Union soviétique, nous est restituée avec maestria par Masha Cerovic. C’est un récit nuancé et clair, dans une langue fluide, qui nous ouvre des perspectives inattendues sur cette guerre à l’Est si négligée par nos mémoires. Pourtant essentielle.


Masha Cerovic, Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944). Seuil, 370 p., 25 €


Cette guerre irrégulière a mobilisé plus de 500 000 combattants, fait autant de morts, civils pour la plupart ; on compte plus de 5 000 villages incendiés dont 500 entièrement détruits avec l’ensemble de leur population ; elle fut, pendant trois ans, « le plus puissant mouvement de résistance armée à l’occupation nazie en Europe », écrit Masha Cerovic. Elle embrassait un vaste espace à l’est de l’ancienne Pologne, comprenant l’actuelle Biélorussie et l’Ukraine occidentale, des territoires ruraux à la géographie variée : au sud-est, les grandes plaines céréalières, le grenier à blé convoité par les Allemands, et au nord, les forêts épaisses et les marécages traversés par la Bérézina, rivière de sinistre mémoire napoléonienne. Une zone très pauvre de petits paysans russes ou ukrainiens, de shtetl  juifs, qui avaient subi, juste avant la guerre, la collectivisation forcée, des famines et la Grande Terreur stalinienne des années trente. Cette population était pourtant persuadée, comme tous les citoyens soviétiques, que l’Armée rouge tiendrait tête aux agressions extérieures, qu’elle était quasiment invincible.

Or, le 22 juin 1941, quand la Wehrmacht engage l’opération « Barbarossa » contre l’Union soviétique, elle déboule avec quatre millions de soldats, 600 000 véhicules et 600 000 chevaux, couverts par une aviation redoutable, face à une armée récemment désorganisée (et décapitée) par les purges de Staline ; il lui suffit de quelques semaines pour balayer toute la zone. Des millions de soldats sont faits prisonniers, l’Armée rouge semble totalement défaite. Le choc militaire et psychologique est terrible pour les populations locales, elles se revoient vingt-cinq ans plus tôt lors de l’effondrement de l’armée tsariste en 1917, ou même sous une occupation qui rappelle celle des armées napoléoniennes en 1812.

Évidemment, tout le monde est décontenancé : la direction soviétique est surprise par l’ampleur et la violence de l’attaque (Staline n’y avait pas cru malgré les multiples avertissements de ses services d’espionnage) ; les Allemands sont tout aussi étonnés par la faiblesse de la résistance et doivent, en quelques semaines, sans l’avoir préparé, prendre en charge l’occupation d’un immense territoire et l’administration de plus de soixante millions de Soviétiques ; quant aux populations locales, elles croient la guerre terminée, les Allemands victorieux, et sans espoir de changement : « les habitants déploient des stratégies de négociation avec le nouveau pouvoir, d’adaptation et d’accommodement » avec l’occupant. Fin 1941, le front allemand est stoppé devant Leningrad, Stalingrad et à 30 km de Moscou.

Masha Cerovic, Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944)

Réunion de commandants des partisans de Jytomir

Pour connaître et analyser les évolutions de la situation dans cet arrière où s’organisent les partisans, Masha Cerovic s’est d’abord détournée des mythes construits après la guerre, elle a cherché, en croisant des sources allemandes et soviétiques, à reconstituer par en bas le fil des événements. Elle est partie du point de vue des combattants. Elle a pu exploiter de nombreuses sources individuelles – journaux intimes, correspondances, mémoires, interrogatoires par le NKVD, rapports à Moscou, etc. – et les a croisées avec les rapports et documents des armées et administrations allemandes ou soviétiques. Elle a décodé « la manière dont les deux systèmes, nazi et soviétique, ont fait des populations civiles un enjeu central de la guerre totale. [Elle a scruté] les logiques de cette guerre d’extermination qui voit s’affronter non seulement deux armées et deux États, mais deux sociétés dans leur ensemble ». Se situant dans la problématique des nouvelles études de la guerre comme « fait social total », elle nous révèle « dans toute son ambivalence » la figure centrale du « partisan, ce combattant irrégulier qui fait ressurgir une violence de guerre ‘’primitive’’ dans la lutte contre les États modernes, contre les machines militaires nées des révolutions politiques et technologiques des XIXe et XXe siècles ».

On voit naître cette résistance, non pas en réponse à l’appel de Staline à « susciter partout la guerre des partisans » et à « poursuivre et anéantir » l’ennemi « à chaque pas » (3 juillet 1941). Les membres du Parti et les agents du NKVD ne sont guère suivis, et sont plutôt ignorés ou refoulés, d’autant que certains rejoignent les rangs des collaborateurs. Moscou ne comprend ni ne contrôle ce qui se trame dans ces marécages. Des groupes se constituent, sans espérer stopper la progression de la Wehrmacht, mais pour survivre à son hyper-violence, à ses massacres, aux mauvais traitements des soldats prisonniers, pillages et fusillades de civils, particulièrement des juifs, par les escadrons de la mort composés de SS et de policiers (Einsatzgruppen). « C’est le temps de la mort de masse. » Une minorité qui réussit à s’échapper s’unit dans « des solidarités de fortune ». Ce sont des rescapés du front ou des fusillades, des soldats livrés à eux-mêmes, des juifs échappés des ghettos, des évadés des camps de prisonniers soviétiques, notamment des officiers de l’Armée rouge, ou simplement des paysans qui refusent la soumission imposée par l’occupant.

Ainsi, entre l’hiver 1941 et l’été 1942 émergent des unités de partisans dans toute la zone, une constellation de petits groupes épars de 5 à 10 personnes, parfois une centaine. Pour le territoire de la Biélorussie, centre de son étude, l’historienne considère qu’au milieu de l’été 1941 les principaux bastions partisans sont établis en « un arc de cercle allant de la forêt de Briansk, via Smolensk et Vitebsk, jusqu’au sud de la région de Minsk ». Soit environ 500 000 hommes et femmes. Organisés en brigades, ils constituent un « archipel de forteresses » avec des « seigneurs de la guerre » ; chaque brigade « structure son territoire, organisé autour de la forteresse du camp de forêt » composée, l’été de huttes provisoires et l’hiver « d’abris semi-enterrés qui accueillent en général 10 à 30 personnes. Une fosse de un à 2 mètres de profondeur est creusée à l’abri des arbres avant que la terre gèle, camouflée par des feuilles et des branchages ». Ils forment des unités mobiles qui sillonnent la zone, le plus souvent marchant sur des dizaines de kilomètres, organisent des sabotages, ou des reconnaissances, attaquent une position ennemie ou simplement se ravitaillent. Ils forment « une communauté exclusive échappant aux normes de la société civile, comme de l’Armée rouge, revendiquant une marginalité héroïque, extraordinaire ». Ils agissent « dans cet autre temps de l’apocalypse. […] Quand « les âmes mouraient », que les enfants étaient empalés sur des baïonnettes, les femmes violées, les familles déchirées, que dans les camps les jeunes hommes enfermés pour mourir regardaient leurs camarades perdre leur humanité, quand la terre se soulevait, comme vivante, là où les Juifs avaient été massacrés ; alors sonnait l’heure du martyre et de la vengeance, de l’insurrection immédiate, non celle de la lutte politique, de la clandestinité, du mouvement social. C’était « l’appel du sang » auquel il fallait répondre. Le sang unissait la communauté combattante, le sang des victimes qui abreuvait la terre, le sang versé du guerrier, le sang impur de l’ennemi qui venait sceller le serment donné ».

Masha Cerovic, Les enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944)

Masha Cerovic © Emmanuelle Marchadour

Les partisans entretiennent des relations parfois difficiles avec les populations locales qu’ils peuvent protéger, soutenir dans la répartition des terres après la destruction des kolkhozes par l’occupant, mais qu’ils rançonnent également (ravitaillement, impôts, violence, viols…). Quant aux liens avec Moscou qui s’établissent durant l’hiver 1941, ils sont d’abord très désordonnés. Ils sont livrés aux conflits entre le Parti, le NKVD et l’Armée rouge qui se disputent la direction du mouvement partisan. Il a fallu attendre l’été 1942 pour que Staline prenne les choses en main et s’implique personnellement dans l’organisation d’un état-major partisan. À la manière stalinienne bien sûr : on « vérifie les cadres », certains chefs partisans parvenus difficilement à Moscou repartent pour… le Goulag ! Sur le terrain, les brigades bénéficient d’une aide en armes, munitions et explosifs, avec pour mission de saboter la logistique arrière des troupes allemandes. Ce qui laisse une certaine marge de manœuvre entre les groupes locaux et le centre bureaucratique. « Le contrôle exercé par Moscou doit être négocié au lieu d’être imposé. »

Masha Cerovic analyse, avec une précision impressionnante, les multiples facettes de cette histoire qu’on ne saurait résumer ici. Elle rapporte notamment ce qu’était le « mode de vie partisan » sans se limiter à ses côtés lumineux ou héroïques, on décrivant franchement ses vérités les plus sombres. Elles concernent principalement les minorités. Ainsi, la condition des partisanes (environ 10 % de l’effectif) qu’elle qualifie de « martyres silencieuses ». De belles pages de son chapitre sur « l’entre-soi de la brigade », sans doute les plus fortes de ce livre, soulignent combien la sexualité féminine est le problème. Des femmes sont accueillies dans toutes les brigades, y compris comme combattantes, mais immédiatement « leur corps est un objet de soupçon, de violence, de plaisir, de prestige ». Les chefs de guerre se partagent les femmes, qui passent d’un homme à l’autre, on les nomme « linge de lit » ou « putains de campagne », « elles sont réduites à une sexualité à la fois contrainte et réprouvée ». Les témoignages et rapports cités sont accablants. Ce qui conduit l’historienne à cette réflexion générale : « Le traitement des minorités par les partisans révèle les frontières des communautés combattantes. Le ‘’peuple en armes’’ depuis la Révolution française est toujours une représentation à la fois idéalisée et aberrante de la nation, incarnée tant dans le corps du combattant que par l’exclusion sur des bases nationales, raciales, religieuses, sociales ou sexuées, de certains de ses membres. »

Les batailles finales, lors des deux retours de la Wehrmacht dans les marécages (1943 et 1944), sont extrêmement meurtrières. Les partisans y perdent beaucoup de forces, ils se battent également contre les mouvements nationalistes qui ont collaboré avec les nazis, notamment en Ukraine occidentale. On voit dans ces derniers chapitres comment leur combat a été intégré dans l’espace plus large de la « guerre totale » que mène l’Armée rouge en marche vers Berlin. L’archipel des camps de forêt est déstructuré, même si dans la dernière bataille, début 1944, les troupes soviétiques bénéficient encore de l’appoint d’environ 100 000 partisans lorsqu’elles doivent traverser les marécages de Biélorussie. Animés par le « feu sacré de la vengeance », les partisans sont de redoutables auxiliaires. Pourtant, la guerre gagnée, ils sont écartés des responsabilités et oubliés. Puis, au début des années soixante, l’État-Parti fabrique « le mythe partisan qui permet d’effacer 1939 et 1941. Aucune faillite de l’État, aucune défaite, aucune hésitation du peuple soviétique uni dans sa lutte », la « guerre patriotique ».

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