Comment peut-on être païen ?

La Renaissance constitue un tournant dont on ne saurait surestimer l’importance pour l’humanité entière. Soumis depuis plus d’un millénaire à l’autorité indiscutée de l’Église, les Européens découvrent en quelques décennies des peuples qui ignorent tout du christianisme et qui pourtant n’ont rien de barbare. Le choc est considérable, tant pour ceux qui reçoivent ces visiteurs si sûrs d’eux que pour les chrétiens eux-mêmes. Ainsi naissent les Temps modernes.


Sylvie Taussig (dir.), La vertu des païens. Kimé, 764 p., 32 €


La découverte de l’Amérique aura été la découverte d’une terre plutôt que celle d’un peuple. Alors que les Indiens ont accueilli à bras ouverts ces visiteurs venus de la lointaine Europe, ces derniers se sont empressés d’exterminer ceux qu’ils ne réduisaient pas en esclavage. Constatant que ces indigènes n’avaient pas été en situation d’entendre le message christique, on se demandait s’ils avaient une âme, mais on ne s’interrogeait pas sur les valeurs de leurs civilisations, dont on ne voyait que les traits barbares. De la Chine en revanche, on savait de longue date qu’elle existait mais, hormis quelques personnalités comme Marco Polo, on ne s’y intéressait guère pour autre chose que des soieries acheminées par des caravanes traversant les steppes d’Asie centrale. Lorsque, au XVIe siècle, des missionnaires firent à leur tour le voyage de la Chine et du Japon, le choc intellectuel fut considérable : voilà des nations – on n’aurait pas parlé alors de « civilisation » – qui, tout en ignorant totalement le christianisme, avaient, comme les anciens Grecs et Romains, l’écriture et des bibliothèques, des sages et un système sociopolitique vertueux. Plus perturbant encore, ils avaient, écrit Sylvie Taussig, « une histoire antérieure au déluge, une histoire et pas des mythes ». Il y avait là de quoi faire vaciller les certitudes intellectuelles de l’Europe.

Venu pour convertir les Chinois à la Vraie Foi, le jésuite Matteo Ricci se convertit lui-même à la langue chinoise et se montra à ce point respectueux – admiratif même – de la tradition chinoise que, pressée par les doctrinaires dominicains, Rome prit ses distances avec cette souplesse intellectuelle et préféra abandonner la Chine aux ténèbres de son idolâtrie plutôt que de la savoir convertie à une dogmatique trop respectueuse de son altérité. La Chine ne devint donc pas chrétienne, non plus que le Japon, qui avait vite compris vers quoi voulait le mener François Xavier et s’y était refusé dès le milieu du siècle.

On aurait tort de ne voir là que des affaires propres à l’Église, car l’ébranlement aura été considérable, aussi bien du côté catholique – puisque l’évidence est perdue que la doctrine de l’Église soit réellement la seule et unique Vraie Foi qu’elle prétend être – que pour ces empires orientaux qui s’étaient perçus comme au milieu du monde et qui découvrent l’agressivité idéologique (pour n’évoquer que celle-là) de ces Européens qui prétendent imposer à tous leurs propres conceptions. On peut certes récrire l’histoire et déplorer que cette rencontre de l’altérité n’ait pas donné lieu à la mutuelle admiration dont Matteo Ricci reste le symbole ; il est plus judicieux de s’interroger sur les conditions concrètes de cette confrontation et sur ses effets en retour sur les chrétiens eux-mêmes.

Sylvie Taussig (dir.), La vertu des païens

Ma Yuan, Confucius (XIIe siècle)

C’est le projet de Sylvie Taussig et de la trentaine de spécialistes dont elle a sollicité les contributions pour cet ouvrage. La ligne directrice de leur travail commun est l’idée fructueuse de rapprocher deux rencontres de l’altérité que nous avons l’habitude de considérer séparément : la distance dans le temps et celle dans l’espace. L’Empire romain et celui du Milieu. Jadis et là-bas. L’humanisme du XVe siècle et les grands voyages du XVIe. Ou encore, pour évoquer deux figures du XIVe siècle italien : Marco Polo, le voyageur, et Pétrarque, le redécouvreur de l’Antiquité classique.

Des deux côtés s’impose cette question : comment comprendre que l’on ait pu tout ignorer de la Vraie Foi chrétienne et néanmoins faire preuve d’une culture raffinée et d’une noblesse morale qui valent amplement celles des chrétiens ? Une fois que l’on s’est formulé les choses ainsi, le « pays » que désigne le mot païen cesse d’être celui du paysan pour devenir celui de la nation étrangère, de l’autre. Par la force des faits, il perd son acception péjorative et Paul est dit « Apôtre des Gentils », à entendre au sens de « non-Juifs ». Persiste toutefois l’ambiguïté car, si le paganus n’est pas le barbare des Grecs ni le goy des Juifs, le mot a vite cessé d’être ce qu’il était chez Tertullien, « une alternative à nationes, traduction directe du grec ethnè ». Marie-Françoise Baslez prolonge son analyse du « concept de paganus » en considérant que, à la différence de l’ethnicité grecque, il « introduit plutôt une différenciation sociale et culturelle interne à la communauté politique, qui est celle de l’Empire romain ». La question de savoir qui relève de l’altérité est évidemment au cœur du projet de ce livre, dont la multiplicité des articles – et donc des points de vue – rend perceptible l’impossibilité de s’accorder sur ce point qui paraît pourtant si simple et si fondamental.

Le chrétien qui prend conscience qu’un païen peut être civilisé et vertueux doit se demander ce qui le singularise lui, ce que lui apporte exactement sa référence à l’enseignement de Moïse et de Jésus. À terme, il lui faudra en venir à formuler le concept de religion, avec ce qu’il suppose de relativité puisque ce mot appelle le pluriel : si l’on se réclame d’une religion, on reconnaît par là même que d’autres religions existent, qui peuvent n’avoir pas moins de valeur – celle de Socrate ou celle des Chinois. Comment dès lors continuer à prétendre que hors de l’Église il n’est point de salut ? Il devient difficile de proclamer avec Thomas d’Aquin que la société chrétienne doit exterminer les hérétiques – faute déjà de pouvoir encore définir clairement ceux-ci. Au bout d’un demi-millénaire, l’Église de Vatican II finira par s’inscrire dans une perspective œcuménique en valorisant le dialogue interreligieux. Le temps qu’il aura fallu pour s’y résoudre montre bien la profondeur de la difficulté. Un de ses aspects aura été la querelle des rites chinois qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, agita les milieux savants bien au-delà du cercle étroit des théologiens : Leibniz, Malebranche, puis Voltaire, s’y engagèrent.

Sylvie Taussig (dir.), La vertu des païens

Anonyme, Portrait de Matteo Ricci (vers 1610)

La question a été posée en termes religieux parce que c’est de ce côté que le trouble était le plus manifeste, mais rien n’impose de s’en tenir à cet aspect des choses. Quand on se demande comment on peut être païen et néanmoins d’une haute culture et d’une haute moralité, c’est, plus largement, la question de l’altérité que l’on se pose. On avait le Christ ; les humanistes ont redécouvert l’enseignement de Socrate, l’incontestable hauteur de son exigence morale, et voilà qu’il fallait désormais prendre aussi en compte Confucius. C’est globalement que l’Occident se confronte à la Chine, cet empire qui s’était voulu du Milieu et dont on ne pouvait sous-estimer la grandeur.

L’anti-occidentalisme à la mode ces temps-ci voudrait que les voyages des Européens vers des contrées lointaines et jusqu’alors ignorées se soient toujours conclus comme la destruction des Indiens au XVIe siècle ou comme la colonisation au XIXe. Il n’en est pas allé ainsi des expéditions missionnaires parties pour l’Asie dans la seconde moitié du XVIe siècle. Bien sûr, ils y allaient pour convertir au christianisme dans lequel ils voyaient la Vraie Foi, mais ils ont vite compris qu’il ne suffirait pas d’arriver avec leurs certitudes pour convaincre, et que la violence de leurs armes ne leur serait d’aucun secours. Ils en ont été transformés, à un point que les plus conservateurs ont pu juger excessif. Le plus surprenant, peut-être, pour eux, aura été la bienveillance avec laquelle ils ont été accueillis, comme d’ailleurs ç’avait été le cas en Amérique. Les Européens y avaient répondu par la destruction des cultures existantes et l’extermination des Indiens. Le fait est que rien de tel n’eut lieu en Asie. La disproportion des forces suffirait à l’expliquer, mais il n’est pas illégitime de prendre aussi en considération la perception qui fut celle des Européens. Dans ce que nous qualifions de civilisations précolombiennes, ils ont reconnu des traits de ce qui, comme les sacrifices humains, définissait traditionnellement la barbarie. Découvrant la Chine et le Japon, ils ont vu des bibliothèques et les disciples de sages qui leur ont rappelé ceux de la Grèce antique. François Xavier en fait la remarque : Chinois et Japonais sont des « Gentils sages et instruits » comparables aux Grecs et aux Latins. D’une certaine manière, le pays de Confucius n’était pas plus étranger que celui de Socrate, éloigné l’un dans l’espace et l’autre dans le temps. Ni de l’un ni de l’autre on ne pouvait se demander s’ils avaient vraiment une âme, et pourtant ni l’un ni l’autre ne pouvaient avoir été chrétiens. L’Occident en fut troublé, davantage sans doute que Chinois et Japonais, qui se demandèrent surtout comment se préserver de cette idéologie dévastatrice pour leurs traditions et leurs valeurs propres.

C’est ce trouble que le livre dirigé par Sylvie Taussig fait sentir, avec la diversité des réactions qu’il a suscitées et celle des moyens mis en œuvre pour y faire face. L’ouvrage est très volumineux, riche d’apports variés que, bien sûr, on jugera inégalement brillants et convaincants. L’ambition était grande, puisqu’il peut être question aussi bien de Confucius que de Pascal, de Lactance ou de Philon d’Alexandrie, de l’Irlande chrétienne que de la Russie ou de la Lituanie, de Pic de la Mirandole que de Karl Barth. La fermeté du projet fait que la diversité des approches laisse une impression de richesse et non d’accumulation hétéroclite. Le lecteur applaudit, et puis s’en va débroussailler un peu plus loin l’un des chemins dont il a découvert l’entrée. Ce peut être du côté de Pic de la Mirandole et de son traité Sur l’être et l’un qu’analyse brillamment Bruno Pinchard.

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