Il y avait dans son sourire, dans l’expression de ses yeux clairs, un détachement heureux et presque aérien que sa poésie nous a conservé, même quand la mort lui semblait proche, ce qui fut le cas tôt, puisque dès son enfance elle apprit, seule, à résister à son emprise, dans la souffrance (corps enfermé par un corset) et la patience de qui doit rester immobile. D’où sa curiosité pour le monde minuscule, accessible au malade : la nature entrevue par l’ouverture de la fenêtre, les insectes, les oiseaux. Et les humains « qui vont comme ils peuvent, parmi les quolibets, les fleurs, les épluchures, / les colonnes, les questions, surtout les questions, / l’énigme intarissable ».
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes. Préface d’Aude Préta-de Beaufort. Poésie/Gallimard, 400 p., 9,30 €
Dans l’œuvre qu’elle nous laisse (puisqu’elle nous a quittés le 19 février), Marie-Claire Bancquart croit à la puissance des mots plutôt qu’à un dieu sourd qui permet le malheur. Sans nier tout à fait qu’il existe. Quand elle s’adresse à lui, le ton est amical, presque cocasse, elle le tutoie et le dote de l’article défini : « Viens, le dieu », « toi qui hantes ma mémoire comme une trace d’avion dans le ciel », « je te donne la main ». C’est elle qui va l’aider, elle qui va lui apprendre tout ce qu’un dieu ignore, « le moindre fruit, le soleil ordinaire », « cette petite douceur de vivre » qu’elle qualifie de « soif évasive », car « le bonheur peut circuler dans un os, un ongle ». Mais toujours la mort guette au plus tendre de l’heure : « Caresse / […] C’est la chair découverte / loin des phrases. Prête à périr ».
Familière, amoureuse des mythologies, celle du Christ, qui « défait la croix en arbre mort » (le thème de la « Déposition » dans la peinture l’a longtemps accompagnée), celle de la sibylle, qui « mange tous les messages », celle d’un Icare « usé », fasciné par l’Énigme, Marie-Claire Bancquart arpente un monde atemporel bien que précisément transmis, transcrit. Un monde dont l’origine et la fin lui échappent et dont elle ne serait, comme chacun de nous, qu’une infime expression.
Liturgique sans emphase, attentive et distante, elle s’imagine imaginée, « on est rêvé toutes les nuits », tandis que Dieu, le grand oiseau, lui aussi dérisoire, « s’envole après avoir piqué sa miette ». Chez elle, le vivant et le mort se côtoient, s’entretissent, la table où elle déjeune fut autrefois un bois vivant, le jour est « à jamais rompu ». Toutes choses qui l’obsèdent, et qu’elle exprime avec une grande simplicité dans laquelle cependant elle introduit une distorsion, si légère, si ténue qu’on la remarque à peine, et avec elle l’inattendu ou le presque inquiétant. Tantôt c’est l’utilisation d’un possessif en contradiction avec son substantif qui crée l’écart, « et quand on disposa le cadavre sur un lit / c’était déjà notre étranger », tantôt c’est un adjectif en apparence inapproprié : « Je me penche sur un livre vulnérable ». Au lieu de penser que la littérature est éternelle, ce qui rassure tout écrivain, Marie-Claire Bancquart met le livre sur le même plan que l’être humain, l’un et l’autre voués à la disparition, l’un et l’autre dignes d’un commentaire à méditer ou d’un énoncé aussi bref qu’incisif : « Avec vue imprenable sur le malheur / […] notre corps. En location obligatoire ».
Quelle fut l’existence de celle qui se disait « en congé sur les choses » ? Marie-Claire Bancquart était à son propos d’une grande discrétion. On sait qu’elle est née dans l’Aveyron, berceau de sa famille maternelle, qu’une tuberculose osseuse l’immobilise de cinq à neuf ans dans un corset, ce qui la dispense de l’école primaire. Elle fait ses études secondaires à Paris de 1943 à 1950, date à laquelle elle rencontre Alain Bancquart, son futur mari. Ils se marient en 1955, elle ayant obtenu son agrégation de lettres classiques, lui poursuivant des études de musique dans la classe de Darius Milhaud. Elle enseigne dans différentes universités avant d’entrer à la Sorbonne en 1994, tandis qu’Alain Bancquart s’apprête à devenir un compositeur de renom et une personnalité du monde musical.
Si dans sa poésie, du moins au premier degré, elle se raconte peu, on trouve des éléments biographiques dans des textes poétiques en prose ou dans ses romans (huit au total, parmi lesquels Le Temps immobile et Une femme sans modèle). Elle avait affirmé, lors d’un colloque à Clermont-Ferrand, ville où elle avait enseigné (un colloque sur les femmes poètes, organisé par Patricia Godi), qu’elle n’avait pas, en ce qui la concernait, à se plaindre du sort fait aux femmes. Je compris par la suite qu’elle faisait partie de celles qui préfèrent apparaître comme des combattantes plutôt que comme des victimes.
C’est ainsi qu’on découvre des fragments de son enfance dans Contrées du corps natal (Obsidiane, 2004). Ils concernent son grand-père plombier-zingueur qui parle « patois, comme alors la plupart des gens d’Albinus, Aubin » ; les femmes de la région qui se font avorter, « quand elles vont mal, elles vont à l’hôpital, le chirurgien les nettoie à la curette sans anesthésie, pour leur apprendre » ; les guerres, les pauvres gens, à travers les époques et toujours la misère. Plutôt que de s’attendrir sur son propre sort, elle préfère s’attarder sur celui d’une Margarita paysanne du temps de Henri IV, dont il ne subsiste qu’une complainte : « que de blé, que de farine – elle porta sur son échine ! … L’échine de la femme de peine, le bébé qu’on endort. Pas plus ».
Dans Impostures (L’Amourier, 2007), une suite de trois nouvelles particulièrement belles qui évoquent la littérature du XIXe siècle qu’elle a aimée et étudiée (en particulier chez Anatole France, Jules Vallès et Maupassant), elle mêle la précision historique, le légendaire et parfois le fantastique. La deuxième de ces nouvelles, « La déposition », un texte dans lequel Marie-Claire Bancquart me paraît avoir mis beaucoup d’elle-même, raconte la trajectoire d’Aldo et de ses parents, chassés au XIVe siècle du sud de la France par les persécutions religieuses et rejoignant à Bologne la confrérie des Joséphins. Pour eux, Jésus n’est pas le fils de Dieu ; le bien (ce à quoi on aspire) et le mal (tout ce qui compose l’existence sur terre, c’est-à-dire la souffrance et la mort) sont des forces complémentaires et non pas opposées.
À Bologne, Aldo et les siens vivent leurs convictions en secret et gardent l’apparence de bons catholiques, le catharisme en tant que tel n’étant jamais nommé. À travers eux, ce sont les minorités religieuses persécutées de toutes les époques qui sont pleurées. Et à travers Aldo et son maître Mantegna, qu’il va rejoindre à Mantoue pour apprendre le dessin et la perspective, c’est l’esthétique de Marie-Claire Bancquart qui transparaît : l’austérité, le dépouillement, le renoncement à l’ornementation inutile, l’utilisation des couleurs froides… Mêlant, confondant les deux personnages, elle attribue à Aldo une sculpture qui ressemble au fameux tableau de Mantegna, La lamentation sur le Christ mort. Chez le peintre de la Renaissance, le corps du Christ occupe l’essentiel du tableau, vu à partir des pieds ; la Vierge, Marie-Madeleine et saint Jean sont repoussés sur le côté, abandonnant le supplicié à sa solitude. Chez Aldo, la Vierge et Marie-Madeleine hurlent leur colère « d’avoir été leurrées par le dieu bon, elles crient la misère des hommes », Jean éprouve « la tristesse de celui qui a cru et qui s’est trompé ». Quant au Christ, il n’est qu’un cadavre parmi d’autres. Avant de mourir, Aldo prophétise que l’influence de ses personnages « s’étendra sur ceux mêmes qui ne la comprendront pas ». Comme l’œuvre de la grande écrivaine qu’est Marie-Claire Bancquart ?
Réjouissons-nous que la collection « Poésie/Gallimard » ait su l’accueillir avant sa disparition dans un catalogue d’environ 500 titres où ne figurent encore que peu de femmes. Et en particulier peu de Françaises.