Parler d’une exposition qui se termine a d’abord pour but de rappeler à ceux qui n’y sont pas allés qu’ils ont tort et aux étourdis qu’ils doivent s’y précipiter. L’expo Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes a tout lieu de réjouir tout un chacun, et pas seulement parce que ces dessins sortent enfin de l’Enfer de la BnF.
Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes. Petit Palais. Jusqu’au 31 mars
Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron (dir.), Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes. Petit Palais/BNF/Norma éd., 192 p., 39 €
Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) traduisit son époque et la rêva, tant en architecte, ce qu’il a eu l’ambition de devenir, qu’en libertin, au sens d’alors, en inventeur d’un monde qui se voulait nouveau, ce que la Révolution traduisit à sa manière. Et ce qui intéresse l’historien, ce sont les échecs, le plafond de verre que rencontra ce provincial de Rouen, ce qui le conduisit à gérer sans rime ni raison l’inanité de ses dessins si parfaits qu’ils ne peuvent que dire une impuissance, une obsessionnelle impossibilité à s’inscrire dans la vie économique de son temps.
Il y a donc le plaisir de l’expo, celui de se promener au Petit Palais qui présente en même temps une autre expo consacrée à Khnopff, le symboliste belge ; mais aussi les locaux rendus à leur fluidité, le jardin, sa cafétéria et, récemment sorties des réserves par l’actuel conservateur en chef de la maison, Christophe Leribault, les modèles de plâtre de ce qui fut la grande statuaire républicaine des débuts de la IIIe République ; sauf exception, elle perdure à nos carrefours, mais elle peut aussi avoir subi des tribulations et ne plus exister que sous la forme de ces projets primés plus célèbres que vus.
Le bonheur de l’expo Lequeu est plus précis : il engage le regardeur, votre œil, à scruter les ombres et les volumes de toutes les machineries sensibles libertines au sens du XVIIIe siècle, soit au service de tous les rêves de liberté alors en cours ; or un simple artisan formé par les écoles gratuites de dessin des villes de quelque importance devrait renoncer aux bonheurs du rendu, et c’est sur ce stigmate qu’insiste Valérie Nègre dans l’article « Dessiner comme un ouvrier ou les plaisirs de la matière ». Elle met en exergue une formule qui assignait par ailleurs le perfectionnisme d’exécution à l’infériorité de l’artisan charpentier car « l’ouvrier ne cherchera que problèmes insolubles, qu’étalage de difficultés vaincues ». Or, on ne cesse de regarder avec joie la beauté sculpturale des pierres et des corps qui transgressent ce premier interdit quand « on leur [aux ouvriers] interdira toujours l’intelligence de l’ombre et des lumières dont ils n’ont pas besoin ».
Ainsi se décrypte un des moteurs de ce parfait virtuose des fondus qui ont tant fasciné par-delà les « figures lascives » ; c’est précisément la folie de sa pensée et l’obsessionnalité de l’exécution qui ont fait la marque d’un artiste qui n’eut d’issue que de donner ces dessins au Cabinet des estampes en 1825, presque in articulo mortis. Mais, comme le remède est dans le mal, il put être employé à des fins utiles et pour son extraordinaire talent de dessinateur au cadastre et au bureau des topographes du ministère de l’Intérieur, sans cesser de travailler pour lui-même et de tenter, toujours en vain, divers concours jusqu’en 1815, où il commit encore un projet de monument à Louis XVI, mais fut mis à la retraite. Il termina sa vie, toujours modestement, dans le secteur de l’hôtel du Grand Cerf qui appartenait à l’administration des Hospices.
Nonobstant, avant 1789, Lequeu avait eu des projets d’extension d’hôtels particuliers et de châteaux mais, en dehors de l’hôtel Montholon, il joua de malheur : ses commanditaires moururent ou lui furent confisqués par la Révolution, tel Thouret, de Rouen, un des ténors de l’Assemblée constituante qui finit sur l’échafaud, ou Gontaud-Biron qui, prudemment, partit en exil. Il ne reste que les débordements de plume de l’artiste.
Pour autant, sa virtuosité dans cet art jugé superfétatoire, la science du crayon et le velouté parfait des colonnes et des corps, font recette en exposition et permettent un catalogue de qualité qui manifeste les divers ressorts d’un personnage pittoresque ou pathétique, toujours en coquetterie avec l’impossible. On commence la visite (ou la lecture) par d’extravagants autoportraits à la grimace. Rondouillard et apparemment pataud, Lequeu joue ou jouit de son propre enlaidissement. Annie Le Brun, coautrice du catalogue, assimile l’outrance de l’artiste à celle de Français, encore un effort… de Sade ; elle pose en clé de l’œuvre le refus de la castration venue de la Raison qui gouverne à la même époque Ledoux et Boullée. La revanche et « l’humour indéfectible du corps reprenant ses droits » insufflent alors une déviance non réductible aux curiosa priapiques des projets de folies et des fabriques qui devaient recréer le monde et récréer les sociétés choisies qui les commandaient et en usaient.
Au cœur de ce système, on peut signaler la laiterie en forme de vache parallèlement au Temple de Bellevue à la pointe du Rocher, toujours largement commenté depuis l’ouvrage d’Emil Kaufmann en 1952 (1978, en français), l’« inventeur » d’un Lequeu hissé au rang de Ledoux et de Boullée, ce qu’il n’est pas : on ne peut en effet exciper de ce projet – qui n’est qu’un dessin onirique à la De Chirico – pour certifier le sens architectural de l’auteur capable de pareil éclectisme en goguette qui lui permet de combiner et compiler une entrée gothique, un temple antique, une tour et un observatoire, des fenêtres vénitiennes et des ouvertures sans encadrement, et donc communes.
Dans le catalogue, Elisa Boeri, nourrie de sa récente thèse sur Lequeu, traite de la nature, mythe ancien et création rêvée, celle de la Coupe de la petite grotte souterraine du Désert aux formes humaines et aux trous insondables et, antagoniquement, elle présente un montage de rondins rustiques, la cabane du « chef de l’île des hommes de la nature », une chaumière de sauvage ou de pionnier ; des antiques nourrissent ailleurs le Belvédère du Temple de la Nature et celles du Temple de verdure de Cérès marqué des noms républicains des mois ; ces dessins sont parfois explicités par le texte, des indications aussi bavardes que précises écrites en caractères minuscules.
Loin des supputations sur le niveau d’adhésion aux programmes révolutionnaires de Lequeu, qui a concouru au fameux concours de l’an II, son degré de « sincérité » restant une des questions des plus oiseuses, car il n’est point de personnage, de protagoniste comme nous disons aujourd’hui, qui n’ait eu ses alliés et ses détracteurs, ses rivaux et ses complices, Annie Le Brun déplace la question vers la logique d’une liberté non réductible aux programmes réalisables, et elle poursuit la réflexion sur ce qui mêle les chairs et les pierres posant « la question amoureuse comme mur porteur ».
Ainsi, « l’île d’amour » et son « repos de pêche » mixe les folies usuelles telles que Charles Le Rouge les enseignait, avec ses ponts, ses colonnes, ses temples et ses kiosques pour donner de la variété aux parcs qui devaient permettre un délassement plaisant. C’est pour le Temple de la Divination, qui forme le fond septentrional de l’Élysée au sein d’un paysage préromantique et montagneux, qu’abondent les précisions maniaques sur les espèces d’arbres à installer, d’un côté des forêts sauvages de conifères, de l’autre des feuillus pour des bosquets enrichis de statues qui manifestent l’ambition morale et philosophique de l’auteur et du temps : « la vertu héroïque, l’ardeur, le conseil, l’instruction, la paix, la générosité, la douceur, la patience, la modération, la correction, la tempérance, la concorde, la miséricorde, la conscience, l’étude, la modestie, l’oraison, la chasteté, la constance, la vérité, la certitude, la prudence, la félicité éternelle ».
Ce sont les valeurs d’époque qui nourrissent Lequeu, désireux de signifier la pertinence réfléchie de son monde virtuel. Pour autant, la sécheresse de la légende donnée en l’an II à la religieuse aux seins dénudés, qui s’en tient à un « Et nous aussi, nous serons mères », n’est pas moins disante.