Une mode éditoriale s’installe peu à peu en France : la réédition d’auteurs moins connus pour leurs qualités littéraires que pour leur promotion du nationalisme extrême, de la xénophobie absolue, de l’antisémitisme viscéral. Après l’anthologie de Charles Maurras, parue dans la collection « Bouquins » de Robert Laffont en 2018, voici les Écrits d’exil de son ami Léon Daudet, aux éditions Séguier.
Léon Daudet, Écrits d’exil, 1927-1928. Préface de Sébastien Lapaque. Séguier, 304 p., 22 €
Reprenant un livre paru chez Grasset en 1928, ce volume rassemble des portraits littéraires, des aphorismes et des articles politiques. Condamné pour diffamation après l’assassinat de son fils Philippe et sorti de prison, Léon Daudet les a écrits en Belgique. Rien de bien douteux donc, pourraient croire les lecteurs non avertis. Et on peut les imaginer nombreux, tant pour les plus jeunes générations les textes et jusqu’au nom de Léon Daudet semblent tombés aux oubliettes. La quatrième de couverture et la préface de Sébastien Lapaque se gardent bien de présenter le personnage comme il se doit : plus qu’un « fameux critique littéraire », dont la vie aurait ressemblé à un « roman plein de bruit et de fureur », Léon Daudet (1867-1942) a surtout été l’un des fondateurs et le codirecteur du quotidien L’Action française, organe du mouvement d’extrême droite du même nom créé en 1897 et qu’il a rejoint dès 1904.
Les recherches de Gisèle Sapiro [1] ou de Laurent Joly [2] ont montré la nature et l’itinéraire de l’engagement politique de Léon Daudet. Avec Charles Maurras, le député de Paris, fils de l’écrivain provençal Alphonse Daudet, a fait partie des intellectuels qui ne se sont pas contentés de l’antirépublicanisme monarchiste. Dès ses débuts, en pleine affaire Dreyfus, et jusqu’à son interdiction à la Libération, la ligne de L’Action française, nourrie d’insultes, de fausses nouvelles et d’appels à la violence, était ouvertement antisémite, obsédée par « l’ennemi intérieur ». Cette pensée de la race, ce projet de l’élimination, Daudet les écrivait en 1911 : « Il est bien vrai que la question juive est une question biologique », « « une question ethnique sans rien de confessionnel » [2]. En 1913, il sortait L’avant-guerre, qui se voulait dans la continuité de La France juive d’Édouard Drumont. On aimerait se passer de sa réédition.
Ce n’est pas la première fois que le fantôme de Léon Daudet revient dans les librairies. Des Souvenirs littéraires ont paru chez Grasset en 2009. En 2015, Robert Laffont a publié une anthologie de ses écrits, préfacée par l’universitaire Antoine Compagnon. En 2017, Séguier, « éditeur de curiosités », a publié ses portraits d’artistes et d’écrivains. Ces textes périphériques ne comportent sans doute pas les enjeux de la réédition des pamphlets de Céline – dont le projet a été ajourné par les éditions Gallimard – puisqu’ils ne tiennent pas un discours direct de violence. Ils n’incitent pas non plus, n’ayant pas une telle valeur de document historique, au débat ouvert par la sortie, prévue par Fayard en 2020, de l’édition française critique de Mein Kampf. Et ils ne promettent sûrement pas le même succès que la réédition, par Robert Laffont en 2015, des Décombres, le bestseller collaborationniste de Lucien Rebatet.
On peut donc se demander où se trouvent la qualité et l’intérêt propres de ces « vastes réflexions » vantées par l’éditeur. D’autant qu’elles nous valent certaines perles d’une bêtise abyssale : « Après les atrocités de la guerre, l’homme se console avec la contemplation du corps féminin », tantôt cuistres : « L’image de la connaissance, c’est l’ascension alpine », tantôt bien prétentieuses (Léon Daudet met son père au niveau de Montaigne), quand elles ne sont pas d’une platitude infinie : « La mort est le seul objectif auquel on puisse aspirer, en le détestant ».
Ce qui frappe en l’occurrence, en plus de l’abjection qu’on trouve dans le corps du volume (« la littérature ou prose de chez nous », la « Sorbonne germanisante », « la femme ne sait pas polémiquer »), c’est le scandale de ce qui n’y est pas écrit. Nulle part, Sébastien Lapaque – qui n’explique pas non plus la nécessité qu’il y aurait à lire Léon Daudet aujourd’hui – ne qualifie clairement ses idées, ni ne fait référence aux travaux qui ont décrit son itinéraire. Ou à peine : Léon Daudet aurait seulement été « généralement associé » à l’antisémitisme, « surtout angoissé par ce qui se passait outre-Rhin », « germanophobe avant tout ». Voilà qui est très rassurant ! Au lieu de cela, nous est promis « un Léon Daudet que nous ne connaissons pas », un « réactionnaire et avant-gardiste », mettant en Belgique « ses pas dans ceux de Victor Hugo et de Charles Baudelaire ». Rien que ça.
Tout ici sous-entend que la réputation de l’auteur serait sujette à caution. On se serait trompé, puisque « le furieux pamphlétaire antisémite qu’on identifie souvent chez lui n’a jamais accusé les juifs de la mort de Philippe ». L’axe principal de cette parution est de mettre en avant des textes où l’extrémisme politique de Léon Daudet se dissimule sous la culture bourgeoise et la nostalgie du classicisme artistique, de donner de lui l’unique image d’un exilé accablé par la perte de son fils. Et, tout compte fait, d’omettre le cœur de sa carrière et de son parcours. Dans le sens des jeux de confusion qui structurent le champ politique et intellectuel actuel, ces Écrits d’exil contournent et détournent une part essentielle de leur auteur, que lui-même n’a jamais cachée. En 1935, quelques années après ses portraits de Rabelais et de Montaigne, Léon Daudet en appelait à un statut des juifs, mis en place en 1940. Il est mort environ deux semaines avant la rafle du Vel’ d’Hiv.
Quel sens ou quels effets peut avoir une telle réhabilitation dans le contexte du moment ? Alors que la parole raciste a pignon sur rue et que les actes antisémites se multiplient en France, ne pas rappeler l’influence idéologique néfaste d’intellectuels comme Léon Daudet ouvre grand la possibilité de la perpétuer. Le danger ne réside plus seulement dans la publication de leurs idées, empêchée par la loi. Il consiste désormais à dénaturer de manière discrète le discours de ceux qui s’en réclament encore, ou qui le portent inconsciemment : ceux qui continuent d’exclure et d’opposer toutes les minorités du monde et voient dans les juifs, les musulmans, les exilés, les femmes, les homosexuels, les Tsiganes, les déviants et les pauvres d’aujourd’hui « l’ennemi intérieur » d’hier.
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Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999.
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Laurent Joly, « Les débuts de l’action française (1899-1914) ou l’élaboration d’un nationalisme antisémite », Revue Historique, PUF, 2006/3, n° 639, p. 695-718 ; « D’une guerre l’autre. L’Action française et les juifs, de l’Union sacrée à la Révolution nationale (1914-1944) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, Belin, 2012/4, n° 59-4, p. 97-124.