Les revues traversent tous les champs de la pensée. On y parle ainsi d’histoire de la philosophie dans Le Philosophoire, de Freud avec Delphine Horvilleur dans Tenou’a, d’anthropologie en découvrant le premier numéro de Monde commun, ou l’on se plonge avec plaisir dans la poésie blanche promue par L’Ours Blanc.
Tenou’a, n° 173
Tenou’a : Atelier de pensée(s) juive(s) est une revue dirigée par le rabbin Delphine Horvilleur. Le numéro 173, qui coïncide avec l’exposition sur Freud au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, porte sur sa couverture un dessin montrant un homme en costume trois pièces, à la barbe blanche et au regard triste, la poitrine traversée par la phrase « Sur Le Divan Avec Freud ».
Dans l’éditorial du rabbin Horvilleur, on apprend que le fondateur de la psychanalyse est mort pendant Yom Kippour, le jour le plus solennel du calendrier juif. À partir d’une citation de Freud, qui s’interrogeait sur ce qui est encore juif chez lui, avant de répondre : « Encore beaucoup de choses, et probablement l’essentiel », elle ouvre ses pages aux écrivains, comédiens, philosophes, artistes et rabbins. Le titre de son éditorial – « Votre séance va commencer » – constitue-t-il un clin d’œil à la fin de Portnoy et son complexe ?
On y pense de nouveau lors de l’hilarante séance imaginée par Clémence Boulouque, où un patient dénommé Maurice Rabénoud serait en fait le prophète Moïse, venu voir un psychanalyste sépharade au XXIe siècle, à cause de son bégaiement. Il se définit comme « chef de projet » d’une start-up et explique qu’en sortant « de réunion avec mon boss », son personnel était « en train de s’émerveiller sur le prototype de la concurrence ».
Quant à Antoine Strobel-Dahan, il considère Freud d’un point de vue oral, dans un article intitulé « Les cigares de Sigismund ». Selon le journaliste, « le cigare de Freud est consubstantiel de la naissance de la psychanalyse ». Dans cette étude approfondie, l’auteur cite le Lévitique (3, 5), où il est question de « combustion d’une odeur agréable à l’Éternel ». Autrement dit, afin que Dieu soit disposé à « recevoir les mots de l’homme, à les entendre et peut-être, à en faire quelque chose », il faut faire une offrande. Cela confère-t-il le rôle de Dieu au psy ou au patient ?
En tout cas, dans ce riche numéro de Tenou’a, le lecteur peut s’identifier aux deux protagonistes à la fois. S. S.
Tenou’a – Atelier de pensée(s) juive (s), est une revue trimestrielle créée en 1981 par le Mouvement juif libéral de France. Pour s’abonner (4 numéros, plus 1 hors-série), envoyer un chèque à l’ordre de Tenou’a à : Tenou’a, 28 rue Marbeuf, 75008 Paris, ou s’abonner en ligne sur www.Tenoua.Org. Prix d’un abonnement: 40 €
L’Ours Blanc, n° 19 et 20
L’Ours Blanc est une revue de parution irrégulière fondée en 2014. Publiée aux éditions Héros-Limite à Genève, elle est dirigée par Hervé Laurent et dotée d’un comité de rédaction composé de Vincent Barras, Alain Berset et Cléa Chopard. Même si la couleur des numéros est variable, on respecte toujours une bichromie sobre, aérée et élégante, où un grand ours, ses traits à peine suggérés par les contours dessinés à l’encre noire, trône sur la quatrième de couverture, roi de la revue autant que de la forêt. C’est dire combien cette publication affiche sa véritable couleur : celle de l’écriture blanche, où l’espace négatif compte autant que la représentation, où on laisse la place au vide, à la capacité du lecteur d’imaginer la partie immergée de l’iceberg.
Chaque numéro met en avant un seul écrivain. Pour le numéro 19, dont les pages bleues sont consacrées à Lorenzo Menoud, à son texte intitulé Indices, les phrases sont associées aux chiffres, soulignant ainsi le rapport millénaire de ces deux modes de représentation :
1 l’écriture dénombre des manières (d’être)
2 j’attache de l’importance à ce qui devrait en avoir
(et n’en a pas)
3 bien sûr un univers ne naît pas comme ça
4 la radicalité des sens et la radicalité des non-sens
5 j’oublie d’intervenir dans la constitution du monde
6 la porte se referme sans bruit (un écho des nombres)
7 les règles se comptent sur les doigts d’une main
8 invisible tu transportes l’air invisible.
Le numéro 20, à la couverture rouge et aux pages grises, est composé de deux textes de Marie de Quatrebarbes, intitulés 58 lettres à Ulrike von Kleist et Ma bouteille de Leyde. Dans le premier, on trouve un nouvel éloge aux nombres et à l’absence, porteur d’un chiffre fatidique :
13 — Arrivé au terme du voyage entrepris en ton absence, je t’accompagne en pensée où ce voyage attend. Mais il m’est impossible de te savoir ailleurs qu’ici où je me trouve. Ce matin, sur la route des crêtes, je pensais à toi et toutes sortes de choses confluaient en ma pensée. Le temps est trop court pour te dire que le silence me pèse. Vois comme la fontaine est vive, taillée sous le rocher.
Faute de pouvoir boire aux fontaines primordiales tel l’ours, on peut se nourrir de la belle prose poétique de L’Ours Blanc. S. S.
L’Ours Blanc est publiée par les éditions Héros-Limite. On la trouvera en librairie au prix de 5 €. On peut aussi s’abonner (25 € pour 6 numéros) auprès des éditions Hors-Limite, rue Jean-Violette 12, CH — 1205 Genève.
Le Philosophoire, n° 50
Sous-titrée « Laboratoire de philosophie », la revue Le Philosophoire est publiée par Vrin, l’éditeur spécialisé dans la philosophie universitaire. Et pourtant on n’y trouvera guère d’études érudites sur des sujets très techniques, bardées de mots grecs ou allemands, et appelant une abondance de notes infrapaginales. Dirigée par un collectif de jeunes professeurs, cette revue se veut accessible à toute personne s’intéressant à la philosophie.
Elle paraît au printemps et à l’automne, avec à chaque fois un thème commun à ses 260 pages. Celui retenu pour la dernière livraison est « L’histoire de la philosophie ». Qu’on ne s’attende pas à trouver une série de monographies sur tel ou tel auteur classique, ou sur tel concept dont on montrerait la persistance dans le temps ou, au contraire, la péremption. Loin d’une telle écriture de l’histoire de la philosophie, Le Philosophoire nous offre une réflexion sur les relations entre la philosophie et son histoire.
Cette question a elle-même une histoire, assez récente du reste, celle de la confrontation de deux caricatures. D’un côté de l’Atlantique, une philosophie globalement qualifiée d’analytique aurait considéré comme périmé tout livre âgé de plus de dix ans ; dans l’Ancien Monde, les « continentaux » auraient substitué à l’argumentation rationnelle le ressassement de thèses énoncées depuis deux millénaires et demi. D’un côté, une illusion scientiste coupée de toute épaisseur historique, et donc de toute culture ; de l’autre, une érudition stérile dispensant de raisonner. Ce n’était même pas une polémique puisque l’on ne se parlait pas, on n’avait rien à se dire. Les références n’étaient pas identiques, et le mot « philosophie » n’était pas pris dans le même sens.
Cette coupure fut profonde et la mutuelle incompréhension fut radicale. Et puis, le temps passant, l’effet générationnel jouant, chacun a mesuré ce qu’avait de caricatural sa vision du camp adverse. On cherche davantage à argumenter de ce côté de l’Atlantique ; de l’autre, on reconnaît que, comme le dit ici Habermas, la « tradition américaine du pragmatisme prend ses racines dans le transcendantalisme » kantien.
Il n’est pas surprenant que celui qui dirigea l’école de Francfort, le disciple d’Adorno et ami d’Herbert Marcuse que fut Habermas soit mis particulièrement à l’honneur dans cette livraison de la revue : son rôle de pont sur l’Atlantique (si l’on ose l’image !) aura été décisif. Il était bien venu d’interroger aussi Rémi Brague, un philosophe de la génération suivante, en qui l’on pourrait voir une incarnation de la philosophie européenne nourrie de sa propre histoire. On apprend à cette occasion l’importance qu’aura eue pour lui un auteur aussi typiquement américain que Leo Strauss – américain mais lui-même nourri de la tradition.
Malgré ses approximations (Deleuze mort à 90 ans !), un des articles de la revue réjouira les amateurs d’Éric Chevillard s’ils ont lu son Dino Egger, roman consacré à un personnage dont le « nom n’évoque rien pour personne […] puisque Dino Egger n’a jamais existé ». Ils y apprendront l’existence d’un philosophe du XIXe siècle bien oublié mais qui aurait exercé une influence décisive sur Bergson. Il s’appelait Victor Egger. M. L.
Le Philosophoire est édité par Vrin. Disponible sur abonnement ou sur les plateformes CAIRN et Scopalto.
Monde commun, n° 1
Les Presses universitaires de France ont publié cet automne le premier numéro d’une nouvelle revue semestrielle d’anthropologie. Monde commun entend mettre en œuvre une « anthropologie publique, qu’on nommera, selon les cas, impliquée ou engagée, coopérative ou citoyenne ». « Ni savoir “militant” au service d’une cause, ni savoir “expert” au service d’un pouvoir, l’anthropologie publique naît dans la société et y revient », poursuit son court manifeste. Ce premier numéro consacré aux rapports entre la violence et le droit remet en cause l’idée répandue selon laquelle la « réconciliation » ou la « réparation » serait l’horizon attendu des atteintes portées au droit par la violence politique.
Après un entretien avec l’historien Patrick Boucheron, qui revient sur « l’étrangeté » de la monopolisation de la violence dans les États d’Europe occidentale, la corrélation de la « violence partout » et de la « justice nulle part » est décrite à travers la restitution de plusieurs enquêtes de terrain fouillées et impliquées, toutes mises en lumière par des écritures généralistes qui réussissent à faire de l’anthropologie en dehors des seules revues spécialisées. On apprendra ici comment différents types de gouvernement produisent des situations d’impunité, que ce soit en Inde, en Iran, au Mexique, en République démocratique du Congo ou en Ukraine.
Mais l’absence de justice et la reproduction de la violence qui lui est associée ne sont pas réservées aux espaces lointains, en guerre ou non démocratiques : deux textes décrivent les effets à long terme des violences policières sur les habitants de la banlieue parisienne, tandis qu’un carnet de dessins suit l’errance de familles roms expulsées de leur habitat précaire. À croire que c’est la violence qui fait le triste monde commun. P. B.