Beaucoup de jeunes intellectuels enthousiastes, des juristes ou savants en cours de formation, se laissèrent prendre au discours nazi, sans se rendre compte que le renouveau qu’il prétendait pouvoir mettre en place se muerait en extinction définitive de la civilisation européenne, déjà malade d’elle-même. Ce fut le cas d’Albrecht Haushofer.
Albrecht Haushofer, Sonnets de la prison de Moabit. Trad. de l’allemand par Jean-Yves Masson. La Coopérative, 204 p., 20 €
Toute la période qui suivit la Première Guerre mondiale fut en Allemagne à la fois extraordinairement féconde et particulièrement inquiète. La vie politique se caractérisait par des affrontements de plus en plus violents entre la gauche autour du KPD et les nazis. La scène politique était désagrégée par les manifestations des SA qui étaient toujours destructrices. Le désir de renouveau, la volonté de renaissance, étaient à ce point puissants que bien des esprits éclairés tenaient pour négligeable ce qu’ils jugeaient être de simples embardées, et pourtant, dès le 14 juillet 1934, la loi « pour la prévention d’une postérité héréditairement malade », qui permet la stérilisation des personnes jugées superflues (lebensunwertes Leben) et bientôt (1939) leur élimination physique, aurait dû leur ouvrir les yeux. Mais ce mélange d’enthousiasme et de terreur qui tenait bien des esprits paralysait toute tentative de résistance. Après 1939, l’entrée en guerre, de plus, neutralisa toute opposition.
Bien rares, au demeurant, furent ceux qui protestèrent contre les mesures législatives antisémites d’avril 1937. Theodor Heuss, le futur président de la RFA, et Carl von Ossietzky furent du nombre de ceux qui le payèrent d’un séjour épouvantable à Buchenwald. Des groupes de jeunes étudiants, comme la Rose blanche de Hans et Sophie Scholl qui furent exécutés le 22 février 1943, tentèrent de réveiller la conscience allemande.
Il fallut que la déportation et la mise à mort des juifs et des « malades mentaux » soit bien avancée et l’emprisonnement ou l’assassinat des opposants à son apogée pour que se manifestent, enfin, au moment du danger extrême, ceux qui auraient pu le faire dix ans plus tôt, dès 1933.
C’est au moment où il était trop tard et que la Gestapo avait depuis longtemps pris l’Allemagne en main que la résistance se mit en route pour se terminer le 20 juillet 1944 par une série de mises à mort, dont celle d’Albrecht Haushofer. Ses Sonnets de la prison de Moabit viennent d’être traduits et présentés par Jean-Yves Masson, qui a su en conserver la substance, le ton et l’expression.
Haushofer naquit en 1903, il était le fils d’un professeur de géopolitique qui fut l’inventeur du concept de Lebensraum, de « l’espace vital », notion de base du nazisme, et qui fut très lié à Rudolf Hess, l’un des membres les plus importants du NSDAP. Albrecht Haushofer lui-même fut géographe et professeur d’université et conseiller de Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères de Hitler en 1938. Dès 1936, Haushofer, qui comme tant d’autres avait tenté de ne pas voir, dut se rendre à l’évidence, d’autant plus qu’il n’avait cessé d’éprouver des doutes, mais surtout du fait qu’il était considéré comme « quart de juif ». Sa mère, en effet, était juive. Le pedigree ainsi établi par les nazis divisait l’espèce humaine en entiers, demis, quarts et huitièmes ; même cette dernière catégorie, pourtant presque « innocente » comme aurait dit quelqu’un, ne pouvait accéder à la fonction publique du Reich.
En lien étroit avec les cercles d’opposition qui participèrent à la préparation de l’attentat contre Hitler, Albrecht Haushofer fut arrêté et enfermé à la prison de Moabit puis exécuté dans la nuit du 22 au 23 avril 1945 par la SS alors que les troupes soviétiques étaient déjà entrées à Berlin. On retrouva le manuscrit de ses quatre-vingts sonnets sur son cadavre. Ces sonnets, dès le début marqués par la mort prochaine, sont une sorte de testament culturel, de même inspiration que les huit magnifiques tracts que Sophie Scholl jeta dans la cour de l’université de Munich le 18 février 1943. Ces sonnets sont un examen de conscience, comme l’écrit Jean-Yves Masson dans sa belle postface, ils sont une sorte d’anthologie de tout ce qui constitue la civilisation par l’évocation des divers personnages symboliques (Cassandre, Boèce ou Albert Schweitzer) et des grands thèmes autour desquels elle s’est constituée.
Ce qui est si prenant dans ces sonnets, c’est l’attente constante de la mort infligée et la ferveur désolée qui les anime. Leur prosodie harmonieuse fait songer à Hugo von Hofmannsthal. Ces sonnets, de plus, sont de véritables manifestes poétiques contre le nazisme, dans la mesure même où ils évoquent tout ce que la civilisation signifie quand elle est menacée dans ses fondements – d’où leur saisissante actualité.