Encore un instant, Dominique Noguez

Comme beaucoup d’humoristes, Dominique Noguez ne cessait de narguer la mort. Celle-ci n’a donc eu le choix que de le prendre par surprise, le 15 mars 2019. Il laisse en nous quittant une œuvre multiple, privilégiant les petites formes tout en entrant comme par effraction dans les grandes.

L’humour contre l’angoisse, l’humour contre la moquerie, l’humour contre le rire, comme il aimait à le dire parfois, Noguez en faisait un art de vivre et un art d’écrire. Par un dernier trait d’ironie, il intitule son dernier recueil, qui paraît au moment même où lui disparaît, Encore une citation, monsieur le bourreau ! Occasion de revenir sur le dernier mot (probablement apocryphe) de Madame du Barry montant sur l’échafaud, « Encore un instant, monsieur le bourreau ! ». Ce livre, qui analyse avec esprit des mots ou des citations célèbres, comme « un égoïste est quelqu’un qui ne pense pas à moi » ou « À mon âge et avec ma gueule, mon cul me coûte cher », est dans la lignée des aphorismes et pastiches dont les productions ont scandé l’œuvre de Noguez, de Montaigne au bordel, publié par Maurice Nadeau à Comment rater complètement sa vie en onze leçons, republié chez Rivages en 2014.

Hommage à Dominique Noguez En attendant Nadeau

Dominique Noguez, à Paris, le 1er Mars 2017 © Roberto Frankenberg

Tous ces textes dont la lecture procure à la fois le rire franc et le sentiment d’être plus spirituel placent leur auteur dans la lignée de Toulet, de Jarry, de Léautaud (en moins cruel). Il est de la veine des écrivains moralistes plutôt que des écrivains politiques. Notre époque a tendance à confondre les deux. Pour le dire simplement, le politique est celui qui veut changer le monde, le moraliste est celui qui en dénonce les travers. Ce que Noguez fait en se moquant autant de la vie littéraires (Le Grantécrivain, L’interruption) que des voyages (Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville) ou des grandes passions de l’époque (La véritable histoire du football et autres révélations).

Dominique Noguez calmait certes par l’humour une angoisse sans doute profonde et lancinante, mais il ne dissimulait pas non plus sa grande sentimentalité. Celui qui avait choisi de quitter l’enseignement supérieur, de rompre avec une carrière qui avait débuté de façon très brillante pour se consacrer à l’écriture, a eu deux grandes passions intellectuelles : le cinéma expérimental auquel il a consacré de nombreux essais, et Marguerite Duras, qu’il a connue, avec laquelle il s’est entretenu (ses livres avec elle et sur elle sont merveilleux). C’est ce qui lui a fait défendre contre beaucoup le genre de l’autofiction, qu’il appréciait précisément pour sa relation à la fois franche et joueuse avec l’intimité. Il a été l’un des premiers à défendre Houellebecq (Houellebecq, en fait, Fayard, 2003 où il croise sa vision de l’écrivain avec des morceaux de son propre journal intime), à reconnaître chez lui un ton absolument nouveau, une maladresse sentimentale, un désir d’être aimé.

Je fais partie de celles et de ceux, sans doute nombreux, à qui Dominique Noguez adressait parfois des pages de son journal soigneusement recopiées ou bien photocopiées. C’était sa façon extrêmement romanesque de rentrer en lien, de faire jouer la rencontre de plusieurs temps. Car, au fond, Dominique Noguez était aussi un romancier, même s’il n’a pas été suffisamment reconnu comme tel, probablement parce qu’il rapprochait le genre du récit de soi. Il faut lire son dernier roman, L’interruption, qui raconte les efforts considérables mais vains d’un professeur cherchant à entrer au collège de France pour s’en convaincre : il y a là du roman à clé, de la satire, des dialogues vifs, une dramaturgie, c’est tour-à-tour hilarant, désespérant et émouvant. Mais son plus grand texte, il l’a écrit sans doute avec l’une de ses plus fortes histoires d’amour, même si pas la plus heureuse. Une année qui commence bien, publié en 2013, raconte l’amour considérable mais déçu qu’il a porté à un jeune garçon une vingtaine d’années plus tôt. Ce livre mûri pendant tout ce temps, est proustien, grinçant, totalement simple, à partager.

Dominique Noguez était né à Bolbec, donc chez Proust, à une lettre près.

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