Porté sur les fonts baptismaux des lettres par la double voix accordée d’Albert Camus et de Jean-Paul Sartre, le premier préfaçant La statue de sel, son premier roman, et le second introduisant à la lecture de Portrait du colonisé, son essai primordial, Albert Memmi (né à Tunis en 1920) nous livre, au seuil d’un centenaire de vie ardente et turbulente, son Journal de guerre (1939-1943), exhumé et savamment édité par l’universitaire Guy Dugas (1), éclaireur avisé de l’œuvre de ce fils de Carthage.
Albert Memmi, Journal de guerre (1939-1943) suivi de Journal d’un travailleur forcé et autres textes de circonstance. CNRS, 304 p., 10 €
Cet ouvrage, qui a survécu aux cahots de l’histoire, nous éclaire, une fois de plus, sur ces « déchirures de l’âme » par lesquelles Sartre qualifiait l’écriture de Memmi. Car c’est bien son âme mise à nu qu’on découvre ici dans ces pages hâtivement rédigées, dans la tourmente de la guerre, par un jeune homme de vingt ans. Et qui, comme Nizan, ne croyait pas être au « plus bel âge de la vie ».
À peine rentre-t-il d’Alger, où il vient de décrocher à l’université un certificat de psychologie, que la guerre le saisit dans cette Tunisie beylicale sous protectorat français depuis six décennies. L’Italien fasciste et l’Allemand nazi se partagent le terrain et lèvent des travailleurs de force pour faire marcher leur entreprise d’occupation, dont trois mille Juifs « de dix-sept à cinquante ans », parmi lesquels le jeune Memmi qui, de surcroît, par esprit de solidarité et de sacrifice, s’est porté volontaire. Son journal du camp de concentration rapporte maintes privations, vexations, épuisements et tourments multiples qui rappellent quelques-unes des fortes pages de ces mémorialistes de la Shoah que furent Jean Améry et Primo Levi. Mais le philosophe en herbe qui ne cesse de réfléchir au moindre acte quotidien sait mettre aussi en équation sa pensée raisonnante et réfléchir sur le pourquoi du comment, la persécution des Juifs : « Fiers de leurs succès, sûrs d’être une belle race, solide et appelée à vaincre, les Allemands s’attaquèrent aux Juifs de Tunis avec le même sentiment de mépris qu’ils avaient en assassinant les Juifs de Pologne et d’Europe centrale. »
Sa rigueur de pensée à un si jeune âge est tout à fait étonnante, et les résultats auxquels il parvient entrent en étrange résonance avec la situation actuelle en France et en Europe relativement à l’antisémitisme et au racisme. Au point de nous faire croire que l’Histoire n’avance pas – adieu le « sens de l’Histoire » dont voulaient nous persuader le marxisme et la philosophie hégélienne ! − et que, comme l’affirme l’Ecclésiaste, rien ne change sous le soleil, fût-il tunisien et radieux. Et l’on frémit en lisant tout le verset biblique : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera », tant la haine de l’autre envahit à nouveau la scène du présent : « L’antisémitisme bat son plein parmi les Français. Si c’est cet état d’esprit qui s’impose en France après la guerre, nous sommes foutus. À moins qu’une réaction ne vienne de la France même » (Journal, 13 juin 1943).
Memmi a consacré sa vie entière et toute son œuvre à démasquer le racisme et à le combattre par les armes de la raison. Ses portraits du Juif, de l’Arabe, du Colonisé, du Noir, de l’Homosexuel ou de la Femme composent les divers ingrédients du refus généralisé de l’Autre, au-delà de toute considération ethnique ou biologique, qu’il a conceptualisé sous le terme d’hétérophobie : « l’hétérophobie, qui signifie au sens large la phobie de l’autre. C’est cette phobie qui se transforme en refus de l’autre et mène à l’agressivité », écrivait-il naguère (2).
Il nous informe ici, dans son Journal, sur les trois années de guerre qu’il a vécues ; lui a voulu partager le sort des travailleurs forcés juifs que les Allemands avaient raflés dans Tunis en terrorisant les autorités religieuses et communautaires. Aidés en cela, ici comme en métropole, par « la police française », et surtout par le SOL (Service d’ordre légionnaire) œuvrant pour ce qui était appelé « la France nouvelle » : « Il y a une quinzaine de jours, les S.O.L. font irruption dans un immeuble et, revolver au poing, font évacuer tous les appartements juifs. Ils étaient, je crois, au nombre de dix ou douze. Les malheureux n’eurent le droit d’emporter ni linge, ni couverture, ni même des provisions de bouche. Je me demande où commence le banditisme et où finit la réquisition. »
Où l’on voit que le jugement de valeur complète toujours l’exposition des faits. Memmi va donc se retrouver dans un camp de travail et être soumis aux règles concentrationnaires habituelles : journée de travail harassante de quatorze heures et plus, logement infect sujet à l’invasion des poux, aucune hygiène, alimentation précaire : « Le rancio consistait en une louche de jus châtain clair » ou en quelques macaronis « noyés dans l’eau », à quoi s’ajoutent les brimades et les marches forcées, culminant dans la débandade finale, sous le feu des Spitfire anglais et la fuite des Allemands et des Italiens, avec cette crainte qu’il exprime : « L’intention dernière des SS, l’assassinat des Juifs avant de partir ». Tout cela compose un livre fort et un témoignage de première main. Qui en France, aujourd’hui, connaît cette histoire ou se la rappelle ?
Mais ce raisonneur à tout prix, à tout crin, qu’est Albert Memmi, qui deviendra ensuite le philosophe et sociologue que l’on sait, a cette exigence élémentaire de ramener l’effet à la cause, et ce premier livre, qui n’est pas encore destiné à la publication, bien que Memmi, au sortir de l’horreur, en ait confié sans succès quelques pages à des revues, annonce bien ce que sera son combat, et très concrètement ici la dénonciation de l’antisémitisme, pilier de son pessimisme – et parfois de son désespoir : « Ce matin, je discutais un peu fort. Un vieillard qui passait a entendu le mot ‟Juif”. Et il a ricané. J’ai peut-être entendu une insulte. Le Juif ne crée pas l’antisémitisme par sa façon de faire ; son existence crée l’antisémitisme. »
S’il faut conclure, après une lecture éprouvante, mais aussi gratifiante tant l’exercice de l’esprit apporte de bonheur au lecteur, on dira qu’il y a là un ouvrage essentiel et qui, de surcroît, se flatte d’une écriture incisive et brillante qui est celle d’un écrivain, du romancier qu’a été Albert Memmi.
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Guy Dugas, dont toute l’attention scientifique est tournée vers le Maghreb, est également éditeur d’une collection qui vient de voir le jour, en coédition franco-algérienne : El-Kalima-PIM (Petits Inédits Maghrébins) dont on retiendra le numéro : Jean Sénac, l’enfant fruitier (2018).
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Albert Memmi, « Racisme et hétérophobie », Différences, n° 6, décembre 1981, p. 40-42.