Cinéma au présent

Il en est des cinéphiles et des critiques de cinéma comme des poètes : passionnés, sourcilleux, susceptibles… Michel Ciment écrit depuis le milieu des années 1960 et on lui doit quelques livres de fond, qui parlent du cinéma art majeur, langage universel. Une vie de cinéma relate des voyages, des rencontres, témoigne d’admirations et ne recule pas devant la polémique. Une vie bien remplie.


Michel Ciment, Une vie de cinéma. Gallimard, 514 p., 22 €


Michel Ciment est un critique que l’on connaît bien, si l’on écoute la radio, lit Positif ou d’autres journaux, si l’on a lu des hebdos qui contenaient plus de texte que de publicité. Il défend depuis toujours une certaine idée du cinéma et, évoquant les controverses dans la préface, il indique les écueils, parlant de sa « passion ardente pour un septième art menacé sans cesse par la routine, le populisme et les conventions ou à l’autre bout du spectre par le narcissisme et l’élitisme autosatisfait ». On ne s’étonnera pas qu’il rompe des lances à diverses reprises avec ses confrères des Cahiers du cinéma, qu’il dénonce le relativisme un peu narquois qui met John Ford sur le même plan qu’un certain William Witney ou qui, dans une anthologie du nanar, se moque de Resnais, Losey ou Kazan. Trois metteurs en scène dont, parmi d’autres, Ciment a analysé l’œuvre, qu’il a longuement interrogés pour qu’ils expliquent une démarche, une vision, en somme un métier. Ciment, homme de métier lui aussi, a enseigné le cinéma, et du professeur qu’il a été (et dont on aurait aimé suivre les cours) il a gardé le côté pédagogue, le désir de clarté et de rigueur. S’il éprouve une certaine admiration pour Tarantino cinéaste et surtout cinéphile, il n’aime pas l’allure de rock star ou de footballeur diva que prend ce réalisateur.

Son travail de critique, il le fait avec un souci de la langue, du choix des mots, que l’on ne trouve plus guère dans ce qui est devenu de la promotion, de la communication ou du slogan. « Superlatif et tintamarre », ce n’est pas pour lui, et quand il étudie un film ou une œuvre – on s’en aperçoit en lisant les essais republiés dans le livre – on sent qu’il a vu plusieurs fois ce dont il parle.

Mais lire Une vie de cinéma, c’est aussi se plonger dans une histoire moderne de cet art, du moins une partie de cette œuvre puisque le cinéma américain n’y occupe sans doute pas la place qu’il a prise et prend encore sur les écrans. Ciment reproche à ses confrères établissant un palmarès des meilleurs films de 1986 de ne citer que des films français ou anglo-saxons. Parmi les oublis, Le sacrifice de Tarkovski, Mon ami Ivan Lapchine de Guerman, Welcome in Vienna de Corti ou A touch of Zen de King Hu. Une paille.

Michel Ciment, Une vie de cinéma

Michel Ciment © Francesca Mantovani

Ce goût pour les cinémas minoritaires, lointains ou exotiques (on cherche l’adjectif), on le trouve dès l’ouverture du livre avec ce voyage à la découverte du cinéma soviétique, de Leningrad à Tachkent, écrit en 1977. Il n’est cependant pas né cette année-là. Les essais publiés datent du milieu des années 1960. Ciment parle de Jancsó, de Satyajit Ray, de Skolimowski, de Delvaux, de Denys Arcand. Il déplore l’échec de L’incompris, qu’il tient pour le plus beau film de Comencini. Je suis, quant à moi, heureux de lire un essai sur les premiers films de Forman, dont L’as de pique et Les amours d’une blonde. Ayant revu récemment Éclairage intime d’Ivan Passer, coscénariste de ces films de Forman, je retrouve ce sens incroyable du dialogue anodin, de l’insignifiant qui dit tout, comme les scènes de bal, qu’on retrouvera aussi dans Au feu les pompiers : « Son amour de la danse n’a pas d’autre cause que la recherche du naturel, il nous offre ces longues scènes de bal, pleines de rebondissements et d’incidents, où la caméra folâtre, observe ou se grise. » Filmer le bal, d’autres l’ont fait, comme Renoir, Pialat ou Duvivier, Chabrol aussi, et tant d’autres. C’est un révélateur.

Ciment aime admirer. La revue qu’il anime a reconnu Angelopoulos dès le magnifique Voyage des comédiens. Il aime Rappeneau, le provincial, dont le talent n’est sans doute pas reconnu autant qu’il le devrait. Il considère Claude Miller comme « le meilleur de sa génération » (l’expression est de Claude Sautet qui n’était pas spécialement charitable), analyse Polanski comme un moderne antimoderne, pour reprendre les catégories d’Antoine Compagnon. Son éloge de Bellocchio rend justice à l’auteur de Vincere, l’un des films les plus impressionnants sur le fascisme, celui des origines mais peut-être aussi celui qui s’insinue dans les consciences et les paroles de certains Italiens aujourd’hui.

Et puisqu’il est question des Italiens, on a envie de lire, relire et méditer ce qu’il écrit de la comédie à l’italienne, genre mineur ou méprisé, car les grands noms en étaient Visconti, Antonioni ou Fellini. La conclusion semble écrite hier : « Aujourd’hui que tout s’écroule, quelles cibles peut-on encore viser ? » Ciment écrit en 1978… N’en restons pas là. Le critique rappelle ce qu’on doit à Lattuada, Risi, Monicelli. À Age, Scarpelli et Scola, scénaristes qui passaient d’abord du temps à discuter de tout et de rien au bistrot, avant de s’attacher à des détails qu’ils savaient grossir, développer, pour en faire des films. Ils connaissaient leur pays par cœur : Age, né par hasard à Brescia, fils de comédien ambulant, parlait « le vénitien, le napolitain, le piémontais, et d’autres dialectes encore ». Ce n’est pas un mince capital. Il avait, ainsi que ses comparses, un don d’observation que le goût et la pratique du documentaire complétaient. Ces cinéastes racontaient leur pays en mutation, en faisant rire, avec un sens de l’autodérision qui est plus transalpin que français. Cela grinçait ; c’était vrai.

Michel Ciment, Une vie de cinéma

Dans le même temps, en France, Sautet et Pialat sont les héritiers de grands maitres comme Renoir ou Becker. Très tôt, Ciment fait l’éloge de Stéphane Brizé. Il cite un propos d’Éric Holder, mort récemment, dont Mademoiselle Chambon avait été adapté par le cinéaste : « Chez Brizé, quand les larmes coulent, elles coulent souvent à contre-jour. »

Les rencontres qu’on trouvera dans le livre sont d’un intérêt inégal. Celles avec Gainsbourg, par exemple, ne s’imposent pas vraiment. Vargas-Llosa et Imre Kertész sont certes Prix Nobel mais on n’est pas impressionné par ce qu’ils disent. Je nuancerai pour Pinter, qui a adapté L’ami retrouvé pour Jerry Schatzberg, et qui fut surtout le dialoguiste de The Servant et du Messager. On s’arrêtera, en revanche, sur l’entretien avec Jeanne Moreau qui revendique sa « liberté totale ». Elle raconte des moments de tournage avec Antonioni, glacial, laconique et la difficulté dans laquelle elle s’est trouvée, ainsi que Mastroianni, pour La nuit. Elle devait tourner Rocco et ses frères, avec Visconti, et avait choisi l’auteur de L’avventura. Difficile de savoir ce que cela aurait donné. Retenons de l’actrice qui a tant aimé être mise en scène par Klaus Michael Gruber et Patrice Chéreau ce qu’elle dit de sa méthode : pour construire un rôle, elle « fait sa valise » : elle se fabrique une biographie du personnage. Retenons aussi ses regrets sur La mariée était en noir, un film qu’on se figure très abouti ; les acteurs, parmi lesquels Lonsdale, Bouquet et Denner, n’étaient présents qu’une semaine chacun sur le film. Elle n’a jamais eu le sentiment d’être dans une équipe.

On s’amusera beaucoup à lire l’entretien avec Trintignant, qui évoque pêle-mêle Corbucci, le rigolard auteur du Grand silence (western repris par Tarantino), et Robbe-Grillet. On pourrait citer les articles sur Mike Leigh, Stephen Frears, John Boorman, ne serait-ce que pour la boutade de Truffaut qui voyait une opposition entre cinéma et anglais. Terminons avec l’un de nos cinéastes de chevet, que Shaftesbury annonçait dans une formule : « La vie est une tragédie pour l’homme qui sent et une comédie pour celui qui pense. » Ce cinéaste qui nous fait rire à en pleurer, qui aimerait connaître l’autre point de vue dans le film chargé de pathos tiré du Journal d’Anne Frank, ce juif viennois qui dut quitter Berlin nazifiée, c’est Billy Wilder dans l’œuvre de laquelle « circulent toujours une anxiété diffuse, un malaise sournois ». En somme, il est notre meilleur contemporain, bien plus proche de nous que bien des réalisateurs de nanars remplissant les salles, mais qu’on oubliera dans une semaine.

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