Paysages d’encre

Jean Starobinski (1920-2019) et Jean-Pierre Richard (1922-2019) nous quittent à onze jours d’intervalle, respectivement le 4 et le 15 mars. Critiques, universitaires, mais surtout écrivains, ils ont participé au renouveau de la critique littéraire dans les années 1950-1980, et leurs textes sur Mallarmé, Rousseau ou Stendhal ont marqué plusieurs générations de lecteurs. Ils étaient aussi des marcheurs, leurs œuvres nous invitent à parcourir par leur regard sensible le paysage intérieur des écrivains.

Les textes de Jean-Pierre Richard sont des « fables critiques », qui font apparaître la cohérence singulière d’une œuvre. Quelle serait sa propre fable ? Il faudrait dire, avec lui, que sa vie et son œuvre se sont déroulées dans « un certain nombre de lieux » qui ont chacun à sa façon déterminé une « certaine qualité de lecture et de travail [1] ». Les chemins, paysages et univers imaginaires qu’il a explorés dans les écrits d’autrui ne sont pas sans lien avec sa propre manière d’envisager l’écriture, où vie, idées et sensations se trouvent entremêlées – c’est une « aventure d’être [2] ».

Hommage à Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard

Jean-Pierre Richard

Né à Marseille, Richard quitte le paysage méridional pour Paris où il devient normalien, puis agrégé de lettres en 1946. Influencé par l’imagination matérielle de Bachelard et par la psychanalyse existentielle de Sartre (notamment le Baudelaire), c’est surtout la rencontre avec Georges Poulet à Édimbourg en 1947, alors que Richard y est professeur à l’Institut français, qui se révèle décisive. Grâce aux encouragements de Poulet, il se lance dans l’écriture de ses premiers textes, sur Stendhal et Flaubert, réunis dans Littérature et sensation (1954), où il livre deux des plus séduisants et originaux incipits en critique littéraire de cette époque : « Tout commence par la sensation » ; « On mange beaucoup dans les romans de Flaubert ». Puis, d’autres lieux (Londres, Madrid) et d’autres recueils suivront (Poésie et profondeur en 1955, Onze études sur la poésie moderne en 1964). Sa thèse sur Mallarmé, écrite à Madrid, lui permettra de revenir en France, à Tours, en tant que professeur à l’université en 1967. En 1968, il renonce à un poste à la Sorbonne pour se lancer dans l’aventure de l’Université expérimentale de Vincennes qui vient d’être créée.

Ce retour au « triste paysage parisien [3] » marquera cependant un infléchissement dans son œuvre. Son approche jusqu’alors ouvertement bachelardienne et phénoménologique se trouvera modifiée par son passage à Vincennes. La psychanalyse et les apports de ce qu’il appellera la « grammatique » enrichiront sa lecture des textes par une attention à la lettre, le « grain du texte » viendra soutenir les schèmes imaginaires. À la circularité de l’« univers imaginaire » d’un écrivain succédera alors le « paysage », qui permet d’introduire des lignes de fuite et de pratiquer une interprétation des textes davantage marquée par la différence. C’est l’époque des Microlectures (1979) et des Pages paysages (1984), véritables paysages d’encre, où Richard tisse artisanalement les fils littéraux, sémantiques et pulsionnels d’un titre, d’un vers ou d’un poème, faisant ainsi pivoter son attention de l’œuvre au texte.

Après Vincennes, Jean-Pierre Richard intègre en 1978 la Sorbonne, où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1986. Dans une lettre à Poulet, cette même année, il avoue être fatigué du « rythme des petites lectures [4] » et de revenir toujours aux mêmes auteurs. N’appartenant plus à l’institution universitaire, il s’autorise une nouvelle liberté de lecture, qu’il qualifiera de « second départ [5] ». Il se tourne alors vers des auteurs contemporains et, pour certains, inconnus. Une véritable éthique de la lecture ressort et s’affirme dans ses recueils à partir de 1991 ; elle est faite de courage, d’humilité et de générosité. Le critique répond à l’appel des œuvres avec sa curiosité, sa sensibilité et la simplicité d’un plaisir de lecture. L’être critique est donc un être avec (penser, rêver, sentir, désirer avec). Et continuer à lire Richard aujourd’hui, c’est continuer à marcher avec lui à travers les textes qu’il a lus pour son bonheur, et pour le nôtre.

Pour Jean Starobinski, « toute évocation des commencements est conjecturale et incite à construire une fable [6] ». La sienne aura été liée à un lieu, Genève, et à un quartier, Plainpalais, où il vécut toute sa vie, hormis les trois ans qu’il passa en tant qu’enseignant à l’université Johns Hopkins à Baltimore de 1953 à 1956. Or, rares sont les œuvres plus expansives que la sienne. C’est l’histoire d’une arborescence qui s’enracine pour mieux pouvoir s’épanouir.

Hommage à Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard

Jean Starobinski © J. Sassier

C’est d’abord la double formation, littéraire et médicale, qui forme le socle d’un regard associant la critique et la clinique dans la lecture des textes. Ses premières études sur Stendhal, Corneille ou Racine, publiées en revue au début des années 1950 puis reprises dans le recueil L’œil vivant (1961), sont marquées par cette double intelligence. À l’œil du clinicien s’ajoute l’écoute du psychanalyste, mais aussi du musicien qu’il était (il jouait du piano, il avait l’oreille absolue). À Genève, pendant la guerre, il rencontre et côtoie des poètes (Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel), des peintres et des sculpteurs (Balthus, Giacometti), des éditeurs et des professeurs (Albert Skira, Marcel Raymond). En 1957, il soutient sa thèse en littérature sur Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle. En 1961, il achève sa thèse en médecine sur l’Histoire du traitement de la mélancolie. Les deux doctorats, obtenus « presque simultanément », constituent « les titres nécessaires pour satisfaire l’ensemble de [ses] intérêts [7] ». Ces intérêts et la qualité de lecture et de travail qu’ils appellent seront, comme chez Richard, intimement liés à un lieu. Genève est alors pour Starobinski le « lieu natal », mais aussi « un lieu vers d’autres horizons [8] ». Il fera de cette ville un « rendez-vous du monde [9] ».

Il intègre en 1958 l’université de Genève, où est créée pour lui une chaire d’histoire des idées, discipline qu’il a rencontrée à Baltimore via la personne d’Arthur O. Lovejoy. En 1964, il devient professeur de littérature française et il enseigne également l’histoire de la médecine. L’époque est aux débats et aux querelles sur la nouvelle critique. La position excentrée de Starobinski à Genève est pour lui un « écart fécond [10] » et nécessaire, qui lui permet de garder une position faite d’indépendance et de mesure. C’est aussi cette liberté qu’il chérira dans son travail, il se promène dans le monde des idées et dans les textes selon une démarche qui tient de la délicatesse de l’essai. À côté de la critique littéraire (Rousseau, bien sûr, mais aussi Montaigne, Baudelaire, Diderot, Bonnefoy), de l’histoire des idées et de l’histoire sémantique (L’invention de la liberté, 1964 ; Les emblèmes de la raison, 1974 ; Action et réaction, 1999), il écrit aussi sur la peinture et la musique (voir le récent La beauté du monde, 2016). Ses textes théoriques sont très souvent, à l’origine, des commandes de tiers ; leur lucidité calme constitue une leçon incontournable sur l’interprétation des textes (La relation critique en 1970, mais aussi Les approches du sens en 2013).

Starobinski, comme Richard, met son écriture au service d’autres écritures, dans une relation critique faite d’adhésion respectueuse et de distance aimante. Un certain rapport à la lecture et à la critique, qui est aujourd’hui le nôtre, est leur plus vivant héritage.

« À près de 1 000 mètres d’altitude… [11] »

Avec la disparition de Richard et de Starobinski, c’est tout un moment de l’histoire littéraire de langue française qui s’éloigne un peu de nous. Ils étaient tous les deux, avec Poulet, les meilleurs représentants de la critique thématique, et ils étaient associés à l’école de Genève. Au tout début des années 1950, par l’entremise de Poulet, ils lisent mutuellement leurs textes sur Stendhal, encore inédits, et y découvrent des coïncidences « merveilleuses [12] ». Chacun suit attentivement l’œuvre de l’autre, et ils échangent des lettres au moment de leurs lectures croisées. Starobinski invite Richard à Genève en 1970 pour un séminaire sur Proust. Richard remercie Starobinski pour son texte sur « L’échelle de températures », qui lui sert pour un cours sur Bouvard et Pécuchet dans les années 1980. Dans une lettre de 2005, ils évoquent encore la mémoire de Georges Poulet, qui fut un mentor pour eux deux. Ils pratiquent cependant un style critique propre et ne s’intéressent que ponctuellement aux mêmes écrivains. Mais ils appréciaient tous les deux les marches alpestres. Dans les sentiers, pentes, reliefs et hauteurs, ils retrouvent peut-être une expérience de l’espace qui leur rappelle l’espace intérieur des œuvres. Cheminons à leurs côtés, leurs textes sont des paysages d’encre.


  1. Entretien de Mathieu Bénézet avec Jean-Pierre Richard, France Culture, 10 janvier 1977.
  2. Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Seuil, 1954, p. 16.
  3. Entretien de Mathieu Bénézet avec Jean-Pierre Richard, loc. cit.
  4. Lettre de Jean-Pierre Richard à Georges Poulet, 11 octobre 1986. Archives littéraires suisses.
  5. Lettre de Jean-Pierre Richard à Jean Starobinski, 11 octobre 1986. Archives littéraires suisses.
  6. Jean Starobinski, « La relation critique », in La relation critique, Gallimard, 2001 [1970], p. 17.
  7. Jean Starobinski, La parole est à moitié à celuy qui parle…, La Dogana, 2009, p. 19.
  8. Entretien de Colette Fellous avec Jean Starobinski, « Genève, rendez-vous avec Jean Starobinski », Carnet nomade, France Culture, 5 janvier 2013.
  9. Ibid. Il présidera aussi les Rencontres internationales de Genève de 1965 à 1996, mais il y tient un rôle actif dès la première rencontre en 1946 et il rejoindra le comité d’organisation deux ans après, en 1949.
  10. Pour reprendre l’expression de Starobinski sur la spécificité de l’écrivain romand, Starobinski, « L’écart romanesque », in Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Gallimard, 1971 [1957], p. 392-414.
  11. C’est « à près de 1 000 mètres d’altitude », dans les Alpes, que Richard lit La transparence et l’obstacle et qu’il fait l’épreuve d’une « fraternité violemment ressentie » avec les « démarches » de Starobinski. Lettre de J.-P. Richard à Jean Starobinski, Madrid, sans date. Archives littéraires suisses.
  12. Lettre de Jean-Pierre Richard à Jean Starobinski, Londres, 15 décembre [sans année]. Archives littéraires suisses.

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