Maître du genre romanesque qu’il a contribué à modeler avec García Márquez, Fuentes et les autres figures du mouvement qu’on a coutume d’appeler le boom latino-américain, Mario Vargas Llosa est un guide privilégié. Il se prête ici aux questions des participants à un séminaire consacré, à l’automne 2015, aux rapports que son œuvre entretient avec les grands événements politiques du sous-continent américain.
Mario Vargas Llosa, L’atelier du roman. Conversation à Princeton avec Rubén Gallo. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Gallimard, coll. « Arcades », 312 p., 21 €
Les débats, à l’université de Princeton où Vargas Llosa a déposé ses archives et revient régulièrement enseigner, sont animés par le Mexicain Rubén Gallo. Le livre, qui conduit dans les arcanes de la création, intègre – profondeur nouvelle – le témoignage de Philippe Lançon en qui perce déjà le romancier du Lambeau. Interrogé sur l’attentat de Charlie Hebdo et le terrorisme au XXIe siècle, Lançon a cette phrase qui relance la question centrale : « Mes amis ne pensaient pas en romanciers ». Qu’est-ce que donc que penser en romancier ?
Vargas Llosa s’est exprimé à de multiples reprises sur sa conception du roman, la genèse de ses œuvres et sa dette vis-à-vis de ses grands prédécesseurs ou contemporains. Mais, depuis les entretiens avec Ricardo A. Setti (Sur la vie et la politique, Belfond, 1986) et Le poisson dans l’eau (1993), mémoires qui alternaient regard sur la campagne présidentielle malheureuse de 1990 et récit de l’enfance, de l’adolescence et des débuts littéraires, il y avait place pour une intervention plus actuelle. L’atelier du roman, titre propre à l’édition française, confère au présent ouvrage un prestige que n’ambitionnait nécessairement pas l’original espagnol (Madrid, Alfaguara, 2017), dont le libellé plus modeste est ici repris en sous-titre. Publié dans une collection de poche où figurent bien des essais latino-américains importants, le livre vient à point rappeler les nervures essentielles de l’œuvre et éviter de la réduire à quelques titres en vogue auprès du public.
Vargas Llosa, dont se vérifie une nouvelle fois l’étonnante capacité à nous faire entrer au cœur de l’écriture, s’arrête d’abord sur Conversation à La Catedral (1969), peinture du Pérou gangréné par la tyrannie d’Odría (1948-1956). La construction ambitieuse du roman, qui efface largement les frontières entre l’espace et le temps pour mieux faire surgir la corruption qui ronge l’édifice social, a souvent fait négliger cette pièce essentielle du dispositif romanesque dont Vargas Llosa mentionne au passage la parenté avec l’esthétique de Claude Simon. Histoire de Mayta (1984) et Qui a tué Palomino Molero ? (1986) – ouvrages sur lesquels planent l’ombre du Sentier lumineux et l’interrogation sur les pouvoirs accordés à l’armée du fait de la guerre civile et l’abus qu’elle a pu en faire – poursuivent cette plongée dans le Pérou contemporain, que complète l’étude du Poisson dans l’eau et de La fête au bouc (2000). La tyrannie de Trujillo en République dominicaine offre en effet un héros autrement plus haut en couleur, plus monstrueux (et plus complexe par sa capacité de séduction et la longueur de son règne) que le médiocre général Odría, dont l’effacement dans le roman laisse la vedette à la turpitude d’un cholo exécuteur de ses basses œuvres, « Cayo la merde », pour lui laisser le surnom qu’il porte dans le roman.
Le lecteur découvrira les perspectives que l’ouvrage apporte sur des questions que Vargas Llosa actualise ici dans le contexte des œuvres étudiées – les liens entre le journalisme et la fiction, par exemple, ou la liberté indispensable à l’écrivain. Celle-ci nous vaut le rappel d’anecdotes délicieuses sur la vanité de la censure franquiste et des corrections qu’elle impose au moment de la publication de La ville et les chiens. Elles ne devaient pas survivre à la première édition. On entre surtout dans l’intimité du travail de l’écrivain, on le voit naître à lui-même, à l’école de Sartre et de Borges par exemple, tandis que le passage des années autorise un regard plus distancié. On assiste aux étapes par lesquelles l’ample documentation qu’il a préalablement rassemblée se change en matière romanesque, progressivement façonnée, au fil des rédactions successives, par les fantasmes, les obsessions et les souvenirs de l’auteur, unifiée par une technique très consciente qui mise sur la complicité du lecteur. Dans la version finale, où certains personnages accèdent à une autonomie qui n’était pas prévue au départ, les moindres détails portent. La première phrase, le premier mot déjà fixent l’atmosphère.
L’atelier du roman déploie ainsi la charge de l’expression espagnole sur laquelle s’ouvre Qui a tué Palomino Molero ? Face à la vue du cadavre sauvagement mutilé d’un jeune militaire, une exclamation, « Jijunagrandísimas », échappe au sergent Lituma, qui ne peut que la balbutier tant la brutalité du spectacle l’immobilise. Un haut-le-cœur l’assaille. Apocope de grandísimo hijo de puta, superlatif déjà de « fils de pute », l’exclamation, indique Vargas Llosa, voit sa verdeur rehaussée par la prononciation propre à la ville de Piura, lieu de l’action (dans le nord du pays). Le romancier la connaît bien pour y avoir séjourné dans l’enfance. Il sait le déplacement phonétique qu’elle opère du « h » en « j » (jota).
Point n’est besoin au lecteur péruvien d’être piuran pour plonger immédiatement dans un contexte à la fois populaire et d’une extrême violence. En revanche, le défi lancé au traducteur est immense, surtout s’il doit prendre en considération le souvenir de la nouvelle de Hemingway « The Killers » (« Les tueurs », 1927) que laisse filtrer ce début. Hemingway cache au lecteur un élément important, puisque ce n’est qu’à la fin du récit qu’il laisse entendre la trahison commise par la personne que se proposent d’abattre les deux tueurs. De la même façon, Vargas Llosa ouvre sur la vue d’un cadavre, mais laisse dans l’ombre le meurtrier. Au lecteur du roman de le découvrir.
L’intervention de Philippe Lançon
L’invitation à venir animer un séminaire à Princeton avait été lancée de longue date à Philippe Lançon, fin connaisseur de la littérature latino-américaine et de l’œuvre de Vargas Llosa, dont il avait souvent rendu compte dans les pages livres de Libération. Elle émanait de Vargas Llosa et de son ami Rubén Gallo, directeur de la section des études latino-américaines de Princeton. Lançon avait le billet d’avion en poche et s’apprêtait à partir lorsque se produisit l’attentat du 7 janvier 2015. L’événement eut un immense retentissement national et international. Deux terroristes armés de mitraillettes firent irruption en plein conseil de rédaction de Charlie Hebdo, tuant plusieurs journalistes et en blessant d’autres. Grièvement atteint au visage, défiguré même, Lançon ne put s’empêcher de penser intérieurement : « Adieu Princeton ».
Pourtant, le 19 novembre 2015, encore en pleine phase de reconstruction, puisque la chirurgie s’employait à lui refaire un visage au prix de multiples opérations, il intervenait au séminaire Vargas Llosa de Princeton. C’était sa première sortie. Les médecins l’avaient autorisée. Sa prise de parole est pour dire avec fermeté, en accord avec Vargas Llosa, qu’il ne faut en aucun cas céder aux terroristes ni toucher, fût-ce temporairement, à la liberté d’expression. Évoquant ses blessures, Lançon rapporte au passage la visite que lui a faite à l’hôpital le président de la République française, François Hollande, et la nouvelle rencontre qu’il eut avec lui lors d’une manifestation plus officielle. Lançon ne tait pas un détail, important à ses yeux : par-delà la sympathie et le soutien qu’il manifeste au journaliste blessé, le président Hollande est sensible au charme de la jeune chirurgienne qui le soigne et qui assiste à l’entrevue. Le patient se distancie de l’indignation de son entourage devant la « frivolité » du président. Accordé à l’humour de Hollande, il s’amuse de l’intérêt que le président prend à sa chirurgienne. « Ainsi va la vie », explique-t-il devant Vargas Llosa et les étudiants de Princeton, « joyeuse et pleine de surprises. J’ai songé que ces amis n’envisagent pas les choses comme des romanciers. Il me paraissait logique qu’en me voyant, il [le président] se souvienne des deux choses qui l’avaient le plus impressionné dans cette chambre d’hôpital : mon corps et le corps de ma chirurgienne. La victime, le savoir et la beauté : tout cela réuni et luttant pour que la victime que j’étais cesse d’être une victime, pour la reconstruire et la réparer. C’est tout ».
Le témoin revenu des portes de la mort, si nauséeux que lui demeure le souvenir de l’attentat et du cri alors lancé par les tueurs, se veut libre de tout héroïsme comme de toute haine. Kafka, Chateaubriand et Proust lui ont été un soutien à chaque descente au bloc opératoire. La littérature est au service de la vie et de son intelligence profonde. Lumineux et sobre contrepoint aux analyses de son ami Vargas Llosa.