Vie de femme ? roman sur les rapports de famille qui déterminent et qui lient ? Qu’est-ce que La femme qui chante, le dernier livre de Jacques Richard ? L’un et l’autre en réalité. Portrait en tout cas, hésitant et cru, portrait diffracté, tendu dans un tâtonnement permanent vers la recherche de l’évocation la plus juste, de la sensation la plus vraie, et dont se dégage l’image d’une femme en déséquilibre.
Jacques Richard, La femme qui chante. ONLIT éditions, 176 p., 16 €
La femme qui chante est Solange. Fille, mère, amante, sœur, c’est à travers tous ces rôles qu’elle se définit et qu’on la découvre. Sœur d’un narrateur en pointillé, sœur de l’auteur lui-même peut-être, réelle ou fictive, peu importe, elle est là devant nous à nous interroger, embarrassante et désirante, vivante et condamnée, abonnée à une misère qui s’attache à ses pas, perpétuellement hors cadre.
De la vie de Solange on apprend peu de chose dans le livre, seules quelques traces, quelques cailloux semés au fil des pages permettent de reconstituer, plus véritablement qu’un itinéraire, un climat, un tempo, et un répertoire de sensations.
L’enfance, d’abord, c’est la peau nue contre la dalle froide du dortoir, l’humiliation glacée, et puis le départ, l’avion : Solange dans les bras de sa mère quitte un pays – « ce pays d’hommes qui portent des mitraillettes » – pour un autre, la Belgique – « le pays gras ». Et, déjà, à cet âge, elle chante, elle chante cette petite comptine intime et informulée qui n’appartient qu’à elle (comme chacun a la sienne) et constitue sa zone d’intériorité et de liberté.
En Belgique, avec la mère, c’est l’atmosphère fétide, étouffée, du foyer : « Un ordinaire de danger, de plaisir et de peur. De honte. Le corps bleuissait dans le silence humide et le cœur avait froid. » La prégnance des sensations physiques, le lit partagé par Solange avec sa mère, le plaisir découvert auprès de son frère et dont elle ne tirera aucune honte mais affichera au contraire, plus tard, entre les bras des autres, une forme de fierté. Solange, vibrante et crâne, revendiquera avec force cette expérience et cet appétit : « Tu penses que je suis dégoutante parce que je ne renie pas ce que j’ai fait avec lui et tous les autres après ? Alors je te le redis. Je l’ai fait ! Et souvent. Et j’y pense encore. Il m’arrive d’en rêver la nuit ».
Aux côtés de la fille de Solange qui vient compléter une généalogie de femmes, il y a aussi le fils. Le fils duplice, le fils désaxé, enfermé, et finalement perdu, qui est un reproche et une culpabilité permanente, un miroir tendu où Solange se contemple sans fard.
La misère de Solange – sa solitude et son égarement – est sans doute sociale, on le devine par touches, mais pas seulement bien sûr. Elle a aussi pour nom la folie et la honte, l’atavisme, l’hôpital, le parloir et la chambre commune. Les dominations ancestrales et les tendresses équivoques. La cloche de plomb des promiscuités familiales, qui sont un ferment et un étau, entre aubaine et damnation. De cette misère, la jeune femme porte, en stigmates profonds, la laideur, mais aussi la beauté et une sorte de grandeur. Car chez Jacques Richard rien n’est jamais univoque, telle la honte – fondamentale chez lui – jamais étrangère au plaisir. La vérité, approchée à petits pas, est poursuivie avec une exigence quasi obsessionnelle, mais en acceptant de se tromper, quête indécise, faite d’éclats de lucidité et d’inévitables égarements, qui donne au roman des allures perpétuelles de tentative et d’ébauche.
Avec La femme qui chante, Jacques Richard poursuit cette exploration des frontières mouvantes de l’identité et cette auscultation des rapports de famille que réalisait déjà avec tant de profondeur son dernier roman, Le carré des Allemands. Journal d’un autre, où les liens entre un fils et son père, curieusement tissés d’absence et de transmission, étaient jetés sur le papier, crus tortueux et nus. Ici encore, c’est l’auteur lui-même qu’on reconnaît en Solange, comme on le devinait dans le fils du Carré. Pour Jacques Richard, moi, c’est un peu l’autre, comme il en fait d’ailleurs l’aveu dans les dernières pages de ce livre, lui qui sait bien que le portrait est un miroir, reflet tout autant du modèle que de l’artiste.
Marqué par une forme d’inachèvement, complexe, trouble, selon le style de l’auteur, La femme qui chante est pourtant porteur d’un message fort et dénué d’ambiguïté, tout entier contenu dans une dédicace qui résonne comme un manifeste : « À mes deux filles, à mes cinq sœurs ». Les accents naturalistes du portrait qu’il ébauche n’empêchent pas Jacques Richard de faire de son texte une forme de plaidoyer, un encouragement intense adressé à Solange pour qu’elle se libère de ses entraves et brise des chaînes qui sont tout aussi intérieures qu’extérieures. Contre toute apparence, le roman apparaît ainsi comme un vrai roman féministe mais d’un féminisme qui s’interdit toujours de juger et de condamner. Il n’en est peut-être que plus juste et plus vrai.