Le lecteur informé de la critique jouvienne sait qu’il est désormais difficile d’aborder l’œuvre de Pierre Jean Jouve sans faire référence à Jean Starobinski. C’est à Genève, pendant la Seconde Guerre mondiale, que les deux hommes se rencontrèrent et s’estimèrent, une « relation critique » s’étant instaurée entre le poète et celui qui deviendra son exécuteur testamentaire. Docteur ès lettres et docteur en médecine, Starobinski était bien placé pour cerner l’esthétique jouvienne, pétrie de psychanalyse, de mysticisme et d’érotisme.
Les premiers articles que Starobinski publia sur Jouve datent des années 1940. Il prit part, avec René Micha et quelques autres, à l’élaboration d’une première image critique des œuvres du poète et participa à la constitution d’un personnage jouvien secret et mystérieux. Il eut une influence essentielle sur la réception de Jouve, s’impliquant personnellement dans la postérité éditoriale de ses œuvres. Rédigeant des préfaces, il prit part à la diffusion à plus large échelle des écrits de Jouve par des éditions de poche. D’abord, celle conjointe des Noces, et de Sueur de Sang dans la prestigieuse NRF chez Gallimard ; ensuite, du volume intitulé La scène capitale reprenant plusieurs courts récits dans la collection « L’Imaginaire ».
L’œuvre jouvienne est caractérisée par la rupture, Jean Starobinski en fut le cartographe. Une préface, intitulée « La traversée du désir », signale un commencement, Les Noces devenant « le poème de l’entrée en poésie, de la naissance du poète à sa vocation désormais assurée [1] ». Starobinski fait ici référence à la fameuse conversion de 1925 où Jouve renia une dizaine d’année d’écriture au profit d’un nouveau départ, d’une vie nouvelle. Une autre préface portera sur l’abandon par Jouve de la forme narrative au profit du poème seul. Avec La scène capitale (1935), dernier récit de l’auteur, l’écriture se renouvelle encore puisque « la fiction, développée jusqu’à son terme, est le lieu d’origine du poème [2] ».
Enfin, c’est avec la publication des Œuvres complètes au Mercure de France que la force critique de Jean Starobinski se pressent le mieux. Si le théoricien ne retenait pas ses louanges à l’égard de Pierre Jean Jouve, il osa cependant s’opposer, de manière posthume, au grand maître en s’intéressant à des textes pourtant reniés. Si le critique a jugé bon que ces écrits soient lus, une gêne est néanmoins visible dans sa préface où il revient longuement sur la décision de publier, malgré tout, des textes censurés par la volonté même de leur auteur. Puisque ces livres existent, puisqu’il appartient à tout un chacun de se rendre à la Bibliothèque nationale de France et de les consulter : pourquoi se priver de les insérer dans des éditions complètes où elles ont leur place ?
Jean Starobinski est mort le 4 mars dernier. On se souviendra certainement de son sens critique et de tout ce qu’il a fait pour la littérature, pour celle de Jouve en particulier. Que ces quelques lignes évoquant le rôle capital de Starobinski pour les études jouviennes résonnent comme un tombeau, comme un hommage au critique et à son amour immodéré pour l’art.
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Jean Starobinski « La traversée du désir » dans Pierre Jean Jouve, Les noces et Sueur de Sang, Gallimard, 1966, p. 7.
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Jean Starobinski, « Préface » dans Pierre Jean Jouve, La scène capitale, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1982, p. 6.