Coup d’éclat jubilatoire, Mes bien chères sœurs pourrait bien être le premier livre important en français de l’après « Me Too ». Pour Chloé Delaume, la libération de la parole sur les agressions sexuelles, le viol et le harcèlement constitue une « quatrième vague féministe ». Son manifeste appelle à la poursuivre et à « créer un mot pour qu’il existe » : la sororité.
Chloé Delaume, Mes bien chères sœurs. Seuil, 132 p., 13,50 €
Treize ans après King Kong Théorie de Virginie Despentes (Grasset, 2006), dont il partage la radicalité et certains traits d’écriture, Mes bien chères sœurs se situe à un croisement. Il fait à la fois état d’une conscience aigüe de l’événement, mais aussi de la joie et de l’espérance qu’il engendre, ainsi que de l’inventivité qu’il appelle. Sa brièveté comme son écriture serrée soulignent l’urgence de prendre acte, et saisissent le mouvement de l’histoire en cours. Car il s’est passé quelque chose : dans l’espace public d’Internet, en particulier à travers des comptes Twitter, des femmes, innombrables, ont témoigné, se sont soutenues les unes les autres, ont fait entendre un autre discours, un autre récit. Dans la continuité des combats pour le droit de vote, pour l’égalité juridique, pour le droit à disposer de son corps et pour la reconnaissance des minorités, le « féminisme 2.0 » s’apparente à une véritable relève. « Internet a libéré la femme là où Moulinex a échoué », se réjouit Chloé Delaume. « L’époque est historique et ma jouissance totale. La révolution numérique a apporté aux femmes des outils et réflexes qui les rendent solidaires, conscientes qu’elles forment un nous. Un nous hétéroclite, un nous de moi aussi. Être perçue comme femme et être traitée comme telle : c’est cela que nous partageons. Et ce nous n’est pas seul. »
Au décloisonnement géographique et social ouvert par Internet, Chloé Delaume ajoute une continuité temporelle. En plus de situer les luttes contemporaines et les événements récents dans une histoire collective longue, elle les inscrit dans l’histoire de chacune au-delà des époques : elle-même apparaît dans des parts autobiographiques qui étaient traitées dans ses livres précédents, parmi lesquels Dans ma maison sous terre ou Une femme avec personne dedans (Seuil, 2009 et 2012) ; les femmes qui l’ont précédée sont présentes dans l’adresse vibrante à ses aïeules, actrices d’un temps « où les termes de harcèlement et d’agression sexuelle n’étaient pas employés », « un temps où tout cela existait sans jamais être nommé » ; quant aux femmes à venir, l’ensemble de ce texte semble tourné vers elles. Toutes se réunissent dans « un cercle mieux qu’une famille » où l’on peut, comme Chloé Delaume l’affirme avec force, ne pas souhaiter de descendance tout en faisant vœu de transmission. Cette absorption de la totalité des expériences féminines est bouleversante, en particulier avec la répétition « J’écris de chez les… » qui décline toutes les figures de femmes moquées ou inconvenables. Une formulation déjà utilisée par Virginie Despentes, mais où, ici, s’ajoutent les hommes qui ne jouent pas aux hommes.
Une telle histoire en partage résonne avec le type de mobilisation d’ores et déjà défendue par certains collectifs politiques, la sororité comme principe d’action et d’organisation, ainsi que le préconisait déjà un slogan des années 1970 (« Sisterhood is powerful »). Le principe en est simple : plus de guerre entre femmes, mais une solidarité exemplaire, concrète, en mots et en comportements. Si la latence de ce revers effacé de la fraternité chrétienne et républicaine se révèle déjà dans la mobilisation numérique, Mes bien chères sœurs invite à déployer toutes les possibilités de cette conduite, avec néanmoins de la lucidité quant à sa mise en œuvre : « pour ça il va falloir œuvrer au-delà de l’écran et du clavier ». La sororité est un féminisme de combat, mais un féminisme empathique. Un féminisme qui va bien au delà des femmes, qui s’ouvre à toutes les expériences minoritaires, à la totalité accumulée et circulatoire des situations de domination. Qui invente une politique libérée des rapports de pouvoir et d’identité, capable d’inclure des hommes sœurs.
Cette ouverture, le livre de Chloé Delaume ne la déploie pas abstraitement, mais par des outils littéraires très concrets, mis au service de l’action. Son écriture activiste, dont les recherches dans la langue tendent un fil de Rabelais à Monique Wittig, fournit argumentaire, slogans, chansons, plans d’action, mais surtout énergie. Mes bien chères sœurs chauffe la salle, dans une grande démonstration performative qui croit à l’action des mots, en particulier ceux qu’on invente, ou qu’on retrouve. Ainsi de « sororité », car « utiliser ce mot, c’est modifier l’avenir ». Le travail sur les mots engagé par Chloé Delaume pour les investir d’une puissance nouvelle tient en grande part aux techniques de détournement qu’elle met en pratique avec un humour aussi potache que pertinent. Tout y passe, avec le piquant de l’ironie et le sérieux du comique : les expressions de la langue française (« Un queer vaut mieux que deux choléras »), les monuments du patrimoine culturel masculin, y compris la Résistance (« Le chant des partisanes ») et Nietzsche (« Le crépuscule des guignols »). Même les mots présents dans les titres de Michel Houellebecq retrouvent leur fraîcheur (« Extensions des domaines, cartes des luttes, territoires »). La performativité des mots éclate dans des néologismes grotesques et satiriques – Chloé Delaume utilisait déjà dans des textes précédents « couillidés » ; ici, « papatronat » et « matrimoine » sont sans doute les plus réussis. Le dialogisme qui forme l’armature du texte lui confère une force qui fait résonner et met à distance les discours dominants, et permet à Chloé Delaume de prendre toutes les voix.
On sera un peu plus sceptique face au peu d’ironie entourant l’évocation de l’auto-entrepreneur-trentenaire-libéral qui serait, soudain, dénué de compromissions avec le passé patriarcal. Les derniers exemples d’actualité (la « Ligue du LOL ») ont montré que « Me Too » avait aussi été suivi de retournements progressistes de dernière minute, qui s’accommodent facilement des conduites passées. Mais on comprend bien la stratégie à l’œuvre : faire comme si la victoire de la « quatrième vague féministe » était assurée et que le moment était « l’histoire du pouvoir, qui, soudain, change de camp », c’est nourrir à nouveau l’argumentaire, éviter la perte d’espérance. Sur ce point, Chloé Delaume dénonce avec raison l’absence de mesures concrètes concernant l’écart salarial ou la perpétuation du viol : « Libérer, invoquer, canaliser, afficher, exposer, exhiber la parole des femmes dans l’espace public permet de masquer l’absence d’action. » En cela, à la manière des Parisiennes de 1790, Mes bien chères sœurs fait pression sur les gouvernants.
En plus de notre politique, la sororité questionne profondément une part essentielle de notre imaginaire culturel. En parlant de sœurs, Chloé Delaume prend le mot au mot : ce n’est pas une utopie, mais un programme. On est ici mieux que chez Aristophane, qui certes imaginait la prise du pouvoir par les femmes dans Lysistrata ou L’Assemblée des femmes, mais chez qui le principe même de la comédie interdisait toute imagination à même de peser sur le réel. Trouvez une œuvre de fiction, lance Chloé Delaume, avec au moins deux femmes parlant ensemble d’un sujet sans rapport avec les hommes ; on pourrait se poser la même question concernant les œuvres mettant simplement en scène des amies. Il s’agit désormais de les écrire.
Pour qui n’aurait pas pris conscience de l’événement « Me Too », voire qui ne l’aurait pas vu passer, mais aussi pour qui l’a suivi ou s’y est investi, Mes bien chères sœurs construit un excellent lieu de convergence, d’accueil, de résonance. Une grande part de son efficacité vient du fait qu’il est circonstanciel. Voilà un texte qui, né de son époque, ne la rejette pas, qui adhère à son présent, et s’assure d’être lu, par les générations de sœurs à venir, comme un des premiers textes importants du féminisme du début du XXIe siècle.