Une vie minuscule

À l’heure où l’on s’interroge gravement sur la manière dont un algorithme pourrait restituer la parole de ceux qui en sont ordinairement dépossédés, un bonheur d’archives a permis à l’historienne Audrey Millet de nous donner à lire le récit d’Henri Lebert, un représentant de l’élite ouvrière au temps de la première révolution industrielle. En le tirant de l’oubli, elle sauve de « l’immense condescendance de la postérité » (E.-P. Thompson) l’un des rares écrits ouvriers parvenus jusqu’à nous.


Audrey Millet, Vie et destin d’un dessinateur textile. D’après le Journal d’Henri Lebert (1794-1862). Champ Vallon, 352 p., 24 €


En France, les autobiographies ouvrières et populaires conservées dans les archives sont rares. Pour le XVIIIe siècle, on peut citer le Journal de ma vie du vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra, les écrits de Louis-Simon, l’étaminier du Maine, les anecdotes de l’ouvrier typographe Nicolas Contat. Au XIXe siècle, les mémoires de Jacques Étienne Bédé, tourneur sur bois parisien, du compagnon menuisier Agricol Perdiguier, du maçon creusois Martin Nadaud, de la brodeuse Suzanne Voilquin, strictement contemporains du récit de Lebert, sont aussi bien connus. Pour les historiens des sociétés, plus habitués à trouver leur pitance dans les archives produites par les administrations, il y a toujours là comme une échappée, une voie d’accès à la singularité d’un point de vue, une manière de percer le secret des cœurs, d’appréhender des façons de voir et de faire, le plus souvent inaccessibles dans les autres sources. Il y a l’espoir de retrouver la voix des « silencieux de l’Histoire », de ceux qui ont longtemps eu la réputation de ne pas en avoir et qui pourtant bâtirent « Thèbes aux sept portes ».

Loin d’être un ouvrier ordinaire, Henri Lebert appartient à une élite hautement qualifiée, située entre artisanat d’art et industrie, à plusieurs égards proche des entrepreneurs. Né en Alsace en 1794, il emboîte le pas à son père, dessinateur spécialisé dans l’impression sur tissus chez Jean-Henri Dollfus (cofondateur en 1746 de la première manufacture de toiles imprimées à Mulhouse), en devenant à son tour dessinateur pour « indiennes », ces toiles de coton imprimées et colorées dont les consommateurs se sont entichés depuis le XVIIIe siècle.  C’est un acteur de la première industrialisation qu’il vit entre les grands foyers de la manufacture textile de l’est de la France et Paris, capitale de la mode, cité industrielle, immense marché de consommation. Il a fréquenté le collège et accumulé les prix d’excellence scolaire. Sa mère lui transmet le goût de la musique qu’il pratique ensuite en brillante société, allant jusqu’à s’offrir un Stradivarius ; il ne dédaigne pas se rendre au concert ou à l’opéra.

Audrey Millet, Vie et destin d’un dessinateur textile. D’après le Journal d’Henri Lebert (1794-1862)

Henri Lebert, Chasse dans les Vosges, 1828

Exceptionnel au regard des conditions de vie et des pratiques de sociabilité du monde ouvrier, Henri Lebert l’est encore par ses amitiés dans le monde des arts, des lettres, du théâtre, par son érudition et sa pratique assidue de la lecture. Pourtant, il assume parfaitement sa condition d’homme de l’industrie, d’ouvrier dessinateur toujours soucieux d’apprendre et de s’améliorer. On le voit attentif aux procédés nouveaux et aux progrès techniques, curieux de la qualité des produits et des teintures, arpentant les manufactures ou les expositions industrielles. D’ailleurs, signe de cette fierté de l’ouvrier hautement qualifié, le premier volume de son « journal » est constitué d’un recueil d’échantillons, de dessins et d’esquisses datés de 1818 à 1821. C’est l’acte inaugural de ce récit de vie qu’il entreprend en 1828 « pour la moralité du cœur » de son fils, pour transmettre, telle « une relique sacrée », « le résultat d’une carrière obscure mais honorable, commencée avec le précieux héritage de la vertu de [ses] parents ».

Les manuscrits qui ont été conservés à la bibliothèque de Colmar sont remarquables à plus d’un titre, treize volumes in-folio couvrant les années 1820 à 1848 sur vingt à l’origine, allant jusqu’en 1862. À mi-chemin entre le journal et l’autobiographie, l’ensemble, constitué de cahiers précieusement reliés, manifeste bien le désir de témoigner pour l’avenir. Lebert organise ses matériaux chronologiquement ; il rapporte minutieusement ses faits et gestes, agrémente le tout d’extraits de sa correspondance avec ses parents, son épouse, ses amis, recopiés ou collés, parfois de coupures de presse. Des morceaux de tissus, des dessins enrichissent aussi le texte d’Henri Lebert qui laisse entrevoir les travaux et les jours d’un dessinateur de fabrique de la première moitié du XIXe siècle, les drames personnels, les événements publics comme le retour de Napoléon en 1815 ou la révolution de 1848, le tout mêlé de réflexions personnelles.

Henri Lebert, ouvrier qualifié, est le spectateur et l’acteur d’un monde industriel, social et politique en pleine transformation. Autant il se montre curieux d’innovation et de progrès techniques, autant il s’avère politiquement conservateur. Attaché à la geste napoléonienne dans sa jeunesse, il s’inquiète néanmoins des conséquences du retour de l’île d’Elbe et, plus tard, devenu bon père de famille, ni le socialisme ni la révolution n’ont ses faveurs. Après février 1848, il les redoute même : « la corde est trop tendue pour ne pas [les] craindre ». Méfiant envers les idées de Proudhon, il a en horreur les rassemblements socialistes. Confronté à la situation de la classe ouvrière, il souhaite d’abord que le gouvernement contienne ses revendications même s’il en admet, pour une part, la légitimité. Face à la condition ouvrière et à la misère sociale, il réagit plutôt comme un entrepreneur et un représentant des catégories bourgeoises : l’ordre social est garant de la bonne marche des affaires ; l’avenir des ouvriers réside dans « la Paix et le travail fondé sur la justice et l’éducation morale ».

Audrey Millet, Vie et destin d’un dessinateur textile. D’après le Journal d’Henri Lebert (1794-1862)

À la différence d’autres écrits ouvriers, la prise d’écriture de Lebert ne coïncide pas avec un désir d’arrachement à sa condition et ne marque pas une victoire à l’encontre de son existence matérielle ordinaire. Elle s’inscrit plutôt dans la continuité de ses autres pratiques culturelles ; elle manifeste une maîtrise de la culture livresque et du style, une aptitude à jouer des stéréotypes littéraires, comme lorsqu’il insère les lieux communs des misères d’apprentis, publiés sous forme de petits livrets depuis le XVIIIe siècle, dans le récit de ses débuts professionnels. Simplement, Lebert ne prétend pas à une autre forme de reconnaissance que celle offerte par son cercle d’intimes. Son texte relève bien du registre des écrits du « for privé », livres de raison, carnets de compte, diaires, mémoires rédigés en dehors de toute prescription institutionnelle et sans intention de publication, par des gens ordinaires, parfois des notables ou des lettrés plus accoutumés à l’écriture. Mais il porte malgré tout une forme de revendication, l’affirmation d’une identité professionnelle qui n’est pas sans intérêt pour appréhender la diversité et l’inventivité, souvent déniée, de la culture ouvrière. Le récit de ses expériences de travail, ses descriptions attentives des gestes techniques, sa curiosité toujours en éveil dans le domaine des « arts » comme dans celui des « métiers », lèvent le voile sur un processus créatif qui n’est pas l’exclusivité de ceux qui ont qualité « d’artiste ». En compulsant les pages d’Henri Lebert, on comprend ce que le dessin de mode signifie au début du XIXe siècle ; on pénètre dans le laboratoire où s’invente la mode et, surtout, son industrialisation, au seuil d’une ère de consommation de masse. Et dans ce laboratoire il fallut des sortes d’artistes techniciens, des inventeurs sensibles, des « mains » hautement qualifiées, toutes habitées « d’esprit » comme aurait pu l’écrire l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Historienne des sciences et des techniques, du travail, du corps et des apparences, Audrey Millet nous propose dans cet ouvrage de larges extraits du texte d’Henri Lebert, que l’on peut savourer après une première partie consacrée à le mettre en perspective. On y revient sur la saga des cotonnades, produit phare de l’industrie textile depuis les années 1750, sur la famille et les années de formation de Lebert, sur ses gestes de métier et sa culture professionnelle. On y découvre la géographie de l’ouvrier dessinateur, ses voyages dans les villes industrielles et ses nombreux séjours à Paris, les cercles de ses fréquentations et de sa sociabilité, ses avis sur la rumeur du monde et sur cette « marmite populaire qui fume » dans l’effervescence des révolutions. La lecture et l’écriture sensible d’Audrey Millet dictent le choix des extraits qu’elle présente. Les mots de Lebert qu’elle sélectionne sont ceux des premières émotions, des découvertes et de l’enthousiasme créateur, de la description vivante de Paris et des ateliers, du bruit de l’industrie, de la croyance au progrès. Elle sait conduire le lecteur à la découverte d’un XIXe siècle qui, pour n’être pas celui de Balzac ou de Flaubert, n’en est pas moins passionnant, parfois presque poétique ; de cette poésie des « vies minuscules » (Michel Foucault) qui échappent à la grande histoire et composent la trame quotidienne des existences laborieuses, si souvent condamnées au silence et à l’oubli. Sauf heureuse exception.

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