L’exposition « Le “Talisman” de Sérusier » est riche de plus de soixante œuvres. Elle s’appuie sur les collections du musée d’Orsay et celles du musée Pont-Aven en Cornouailles.
Le « Talisman » de Sérusier. Une prophétie de la couleur. Musée d’Orsay. Jusqu’au 2 juin 2019
Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Claire Bernardi et Estelle Guille des Buttes-Fresneau. Musée d’Orsay/RMN-GP, 208 p., 35 €
En 1903, le peintre et théoricien Maurice Denis (1870-1943) publie dans la revue L’Occident, brièvement peinte par Paul Sérusier (1864-1927), une esquisse très précieuse : « C’est à la rentrée 1888 que le nom de Gauguin nous fut révélé par Sérusier, retour de Pont-Aven, qui nous exhiba, non sans mystère, un couvercle de boîte à cigares sur quoi on distinguait un paysage informe à force d’être synthétiquement formulé, en violet, vermillon, vert véronèse et autres couleurs pures, telles qu’elles sortent du tube, presque sans mélange de blanc. » Plus tard, Denis rectifie cette version. Le support n’est pas un couvercle de boîte à cigares. C’est un panneau de bois de peuplier avec un biseautage qui est d’usage courant pour les supports peints ; et un des formats habituels du XIXe siècle : 27 x 22 cm.
Ainsi, Le Talisman serait perçu comme le manifeste de la révolution picturale des nabis (les « prophètes ») ; le terme vient de l’hébreu. Il se présenterait comme un jalon essentiel de la marche vers l’abstraction. À certains moments, Gauguin, Maurice Denis, Émile Bernard, Sérusier chercheraient le « synthétisme » ; l’inspiration serait alors empreinte de religiosité et sans doute influencée par des idées préraphaélites ; « Je crois, dit alors Gauguin, avoir atteint une grande simplicité rustique et superstitieuse. » Certains ont parlé d’une « synthèse symbolique spirituelle ».
Depuis plus de trente ans, Le Talisman est le joyau des collections nationales. Une récente analyse d’une équipe scientifique apporte des éclairages nouveaux sur sa réalité matérielle. Au XIXe siècle, on trouve, par exemple, pour certains verts le chrome, le cuivre, l’arsenic ; les pigments bleus seraient composés principalement de bleu de cobalt ; ce bleu est mélangé à du blanc de plomb ; les zones rouges sont essentiellement composées de vermillon. Selon l’imagerie scientifique, il n’existe sur le panneau aucune couche préparatoire ni aucun dessin sous-jacent. Ce serait une pochade, rapidement brossée sans intention préalable, résultat de la description directe d’une « sensation reçue », pour reprendre les mots de Maurice Denis. Ce Paysage au Bois d’Amour (Le Talisman) a été peint par Sérusier « sous la direction de Gauguin » qui énonce : « Comment voyez-vous cet arbre : il est bien vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette ; – et cette ombre plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre bleue. » Il faut aussi se rappeler que les nabis dans leur ensemble sont opposés à l’usage du vernis.
Et aujourd’hui, sans cesse, les peintres relisent la maxime implacable de Maurice Denis (en 1890) : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »
Plus tard, Jean Leymarie, Agnès Humbert, le philosophe de l’art Olivier Revault d’Allonnes, Jean-Paul Bouillon étudient les théories de Maurice Denis et de Sérusier. Le Talisman semblerait, peut-être, une œuvre « quasi abstraite ». Henri Matisse est considéré comme le continuateur d’une lignée de l’abstraction colorée, les nabis seraient des parrains inconscients des recherches de Kandinsky, de Mondrian. En 1927, Henri Focillon évoque « l’étude rapportée par Sérusier » et les nabis.
Ainsi, l’historien de l’art Gilles Genty note les forêts des nabis, le Bois d’Amour qui serait un bois sacré de Bretagne. En 1890, le peintre Édouard Vuillard explique : « Chose remarquable dans les musées et l’histoire de la peinture, plus les peintres sont mystiques et plus leurs couleurs sont vives (rouges, bleus, jaunes) et plus les peintres sont matérialistes plus ils emploient les couleurs sombres (terres ocres, noirs bitumes). » Les mystiques, les joyeux, ceux qui choisissent le sacré, marchent vers les couleurs intenses du fauvisme. Ce seraient aussi les tendances spiritualistes dans la musique de la fin du XIXe et du XXe siècle, chez Debussy. Un cycle de Maurice Denis, L’amour et la vie d’une femme (1895), est inspiré de Robert Schumann.
Les « bois sacrés » des peintres symbolistes sont proches du poème de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers. » Paul Margueritte (La forêt fée, 1896) écrit : « Musique sans paroles, sourde et confuse âme des choses, sortilège exquis et perfide, la Forêt vous prend, vous garde. » En 1888, Henri de Régnier rencontre avec mélancolie la belle au bois dormant. En 1891, Maurice Denis rencontre Marthe Meurier qu’il épousera en 1893 : « Le Nabi s’esseule dans la forêt déserte. » Maurice Maeterlinck écrit Pelléas et Mélisande (1893) ; Golaud s’est égaré : « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt. Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. […] Je crois que je me suis perdu moi-même. » Et Sérusier peint L’Incantation ou le Bois sacré (1890) ; dans Les Origines (1910), il plonge dans les légendes bretonnes.
La confrérie nabie propose les icônes de Maurice Denis, Sérusier, Bonnard, Vuillard, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel, Jan Verkade (moine à l’abbaye de Beuron), Georges Lacombe… Ils sont attirés par les sciences occultes, les doctrines ésotériques, la théosophie. Ils s’opposent au positivisme. Ils sont simultanément religieux et ironiques ; dans leur Temple, à Montparnasse, dans le domicile des Ranson, ils réalisent des simulacres de cérémonies et des rites comiques. En 1890, Sérusier représente Ranson « en tenue nabique » ; Vuillard peint Roussel. Maurice Denis peint l’« autel jaune » ou le « Christ vert » ; Bonnard, un gigantesque « chat blanc » (1894)… Très souvent, les nabis privilégient des paysages schématiques, les arbres très verts ou le blé d’or, les branches sinueuses. Vers 1893, Georges Lacombe donne à voir une « marine bleue » en hommage à la grande vague d’Hokusai…
Dans cette exposition, Sérusier se révèle surtout peintre et théoricien. L’abstraction fascine le coloriste et pédagogue. Vers 1921, il peint la Dissonance froide, la Dissonance chaude, le Cercle chromatique. En 1910, il représente des Tétraèdres qui planent dans un espace tour à tour sombre ou doré. Dans un ciel énigmatique, le Cylindre d’or parvenu d’un au-delà. Sérusier se passionne pour les « Saintes mesures » du père-moine Desiderius Lenz, pour ses curieuses « mathématiques sacrées » et il mesure des géométries séduisantes et peut-être mystiques.
Ici, dans l’exposition du musée d’Orsay, les gouaches raffinées et ferventes de Charles Filiger seraient proches des recherches de Sérusier. Filiger, né en Alsace, vient au Pouldu pour rencontrer Gauguin ; il dessine entre 1915 et 1922 des encadrements géométriques autour des mascarons masculins ou féminins. André Breton a possédé certaines œuvres de Filiger, qui aurait peut-être été un précurseur du surréalisme.