Emily Dickinson (1830-1886) est « un poète majeur de la poésie américaine » : c’est ainsi qu’on la présente d’ordinaire, sans qu’elle ait de son vivant publié un seul recueil, malgré l’insistance grandissante de quelques correspondants visionnaires.
Emily Dickinson, Correspondance complète. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Françoise Delphy. Orizons, 1 514 p., 40 €
Sa biographie ne comporte presque rien. Elle naît à Amherst, petite ville à 150 km de Boston, la quitte à 18 ans pour une année de pensionnat, pas plus, l’étude surexcite son esprit, et l’hystérie des femmes inquiète cette société. Après 1860, elle ne sort plus de chez elle, pas même pour enterrer son père. Elle écrit. Des lettres, qu’elle envoie (ou non, du reste), et des poèmes que sa sœur Lavinia recueille après sa mort. Une nièce, des amis commencent la publication de florilèges : ainsi se constitue un poète majeur. L’œuvre de Dickinson est une sorte de trou noir qui enfle peu à peu. En 1955, l’édition de Thomas H. Johnson présente pour la première fois la totalité de l’œuvre, 1 755 poèmes [1]. En 1958, Johnson publie la Correspondance, plus de mille lettres, conservées ou recopiées, plus quelques fragments et réponses de correspondants. Un énorme travail de reconstitution et de datation, ici traduit par Françoise Delphy, introduction, annexes, notes et notes de bas de page comprises. La traductrice y a ajouté une postface et quelques notes et commentaires, toujours signalés par l’utilisation d’italiques.
L’œuvre et la correspondance de Dickinson sont indissociables. Simplement, la lettre est une circonstance à vif, le poème une circonstance cristallisée, le poème un fixe, la lettre un mouvement. Un mouvement vers l’autre. Il y a des poèmes inclus dans le corps même des lettres, « en situation », puisés dans ses fonds, ou écrits pour l’occasion. Parfois, la lettre entière est un poème, ou s’achève en poème, c’est sa façon de faire comprendre ce qu’elle ne veut pas exprimer plus directement. Des poèmes, elle en inclut aussi dans ses enveloppes : exemples de son travail, marque de confiance, coquetterie, hommage. Ces poèmes-cadeaux sont ceux qu’elle semble juger les plus décoratifs, ses trouvailles les plus originales, ou mieux accordés au goût du temps, mais rarement les plus intimes, ceux que la postérité tiendra justement pour les plus profondément originaux. Car si sa biographie est blanche, sa vie intérieure est un volcan. Et une énigme : « Les Poètes Martyrs n’ont jamais parlé… [2] » Pudeur, prudence ? Mais aussi, elle le note elle-même, « de nos actes majeurs nous sommes ignorants ».
Passons sur le trop éclatant intérêt littéraire. Encore adolescente, ses thèmes sont déjà en germe dans ses bavardages nourris de Bible et de Shakespeare – car elle parle la langue de Shakespeare, ce cliché qui dans son cas est une réalité. Ses métaphores, maximes, paradoxes, raccourcis, deviennent au fil des années plus fulgurants. Elle forge sa manière inimitable, hachée, suffoquée, sa ponctuation si particulière, avec ses tirets et ses majuscules. Mais cela n’est que le paysage (splendide). L’intérêt est dans les profondeurs, en pesant les tonalités différentes avec chaque correspondant, en tentant, aidé par les notes, de lire entre les lignes les degrés de sincérité, de pose, d’éclaircir les allusions, les non-dits, la part de ce qu’elle dit sans le vouloir et de ce qu’elle dit en le voulant. Une correspondance est un dossier d’instruction où tout est signe à déchiffrer : biographie à l’état natif, qui constitue le lecteur en biographe.
Plusieurs lettres avaient déjà été traduites, dont l’importante correspondance avec le « mentor » Thomas W. Higginson, critique littéraire qu’elle contacte en 1862 au moment où elle s’engage en poésie. Il est une sorte de truchement indispensable (mais plan-plan), une porte entrouverte sur « le Monde qui ne lui a pas écrit ». Visiblement, pour lui, elle soigne son image et exagère son humilité – passage obligé d’une femme qui s’immisce dans un domaine réservé. Réticent sur les poèmes qu’elle lui soumet, il ne voit en elle qu’une demi-folle. Vivante, il la décourage de publier, mais morte il participera aux premiers florilèges, corrigeant çà et là selon ses critères un poète à ce point hors de son univers et qui ne peut plus rien interdire.
Plus célèbres encore, les trois lettres, peut-être seulement des brouillons, dites « Lettres au Maître », datables par l’écriture entre 1858 et 1862, adressées à un destinataire non identifié. Les exégètes en déterminent deux crédibles, le révérend Charles Wadsworth (né en 1814) et l’éditeur Samuel Bowles (né en 1826). Tous deux sont mariés, amis de la famille (ce n’est pas sans importance), et tous deux partent en 1862, l’un pour la Californie, l’autre pour un voyage en Europe. Lettres d’amour déçu, impossible, désespéré. Quelle que soit l’identité du destinataire, Dickinson vit une crise à partir de laquelle son génie créateur prend forme et ampleur. C’est à ce moment aussi qu’elle commence à se couper du monde. De timide elle devient phobique. D’excentrique elle devient poète. Françoise Delphy, dans sa postface, regretterait presque la célébrité des Lettres au Maître, qui masquent la forêt. Elle a raison, car la première partie de la correspondance éclaire la seconde, mais dans cet Himalaya de 1 049 lettres l’énigme posée par ces trois-là est la faille qui permet de s’engouffrer : avant 1858, le lecteur cherchera dans les lettres la construction de la personne, après, la construction de l’œuvre.
Cet Himalaya est cependant tronqué : seul un dixième des lettres aurait été retrouvé. Manquent des lettres essentielles. Celles à l’ami de jeunesse qui, dit-elle, l’a initiée à la lecture, Benjamin Newton, un assistant de son père, de dix ans son aîné, mort à trente-trois ans. Manquent surtout celles à Wadsworth, qui pourraient éclairer l’énigme des Lettres au Maître. Car autant l’identité du « Maître » est sans véritable importance pour les poèmes, autant l’enjeu est sensible pour les lettres, leur lecture s’en trouve modifiée. Thomas Johnson penche pour « l’hypothèse Wadsworth » : « Nous n’avons aucune preuve qu’[il soit] l’homme aimé, mais les preuves indirectes semblent le prouver ». Sur ces preuves indirectes, malheureusement, on n’en saura pas plus. Par contre – et c’est là le plus étrange –, Thomas Johnson étaye son hypothèse en intercalant à la date de 1862 une lettre de Wadsworth qui répond à une lettre de Dickinson, perdue, mais dont on comprend que c’était un appel au secours : « Je suis affligé au delà de toute mesure par votre mot, écrit Wadsworth, […] Je ne peux qu’imaginer l’affliction qui vous a touchée […] vous avez toute ma sympathie et mes prières constantes et ardentes […] je suis très, très anxieux de connaître plus précisément votre épreuve, – et bien que n’ayant pas le droit de faire intrusion dans votre chagrin, pourtant je vous supplie de m’écrire ne serait-ce qu’un mot ».
À l’évidence, Wadsworth tombe des nues. Logiquement, cela semble exclure qu’il soit en cause. À moins d’être aveugle et sourd, il aurait sur « l’épreuve » quelques lumières. Même si, dans le cas de Dickinson, les énigmes sont mieux cadenassées, on peut faire une analogie avec la correspondance de Françoise Scarron, future marquise de Maintenon : fin 1673, au moment où l’œil solaire du Maître commence à se poser sur elle, elle écrit à son directeur de conscience, l’abbé Gobelin, des lettres agitées et sibyllines, auxquelles il répond avec le même genre d’incompréhension inquiète que Wadsworth. Aucun historien n’en a jamais conclu que Mme de Maintenon était amoureuse de son directeur.
Mais rien ne dit non plus que « l’épreuve » corresponde à la fracture de 1862 : la lettre de Wadsworth n’est pas datée, insérée là par l’éditeur Johnson. Contrairement à lui, Françoise Delphy penche dans sa postface et ses notes pour « l’hypothèse Bowles ». L’étrangeté des lettres envoyées à Bowles durant cette période semble lui donner raison : d’abord libres, heureuses, quasi triomphales durant l’été 1858, puis brusquement tristes, brèves, ambiguës, devenant des poèmes où règne le sous-entendu. Significativement obscures, pourrait-on dire. On repère dans les Lettres au Maître et les lettres à Bowles un même terreau sémantique et des détails communs, fugitifs, comme codés, par exemple les promenades accompagnées par le chien Terre-Neuve Carlo et orchestrées par les « babillards » [3], tous détails absents dans les lettres de la même période à l’épouse de Bowles.
Le premier tiers de la correspondance (1848-1858) est composé essentiellement de longues lettres à Austin, son frère, et à ses amies d’enfance. Lecture certes fastidieuse – quoique Dickinson perce déjà, spirituelle en diable, acérée, féroce à l’occasion – mais document irremplaçable. S’y dessinent les lieux et l’ambiance, s’y prépare la fracture de 1862, s’y délimitent (sans les résoudre) les énigmes dickinsonniennes. C’est édifiant de voir au jour le jour comment une fille de la bonne société de la côte Est – à qui on demande d’être posée et raisonnable en échange de quoi on lui permet du primesaut, qu’on ramène à la maison quand elle manifeste trop de passion pour ses études, elle à qui rien presque n’est permis que la lecture de la Bible et la confection du pain – va développer une force en acier et la fragilité psychique qui en découle, et comment elle va se construire un destin à la hauteur de son énergie morale, spirituelle et intellectuelle.
L’unique cadre de sa vie sera la famille et ses alentours. Classiquement, les amitiés enflammées de l’adolescence sont une échappatoire. Les Dickinson sont un clan, ils sont unis, accrochés même les uns aux autres. Austin, le frère aîné, caustique et indépendant, est une référence majeure. Il se marie avec Susan Gilbert, « Sue », une amie d’Emily qu’elle aime d’un amour dévorant, du moins le répète-t-elle : coup double, elle gardera le frère et l’amie. Étrange trio aussi, avec ses fluctuations. Le couple se fixe à quelques centaines de mètres de la maison paternelle, Austin fait le go-between. Comme Emily, depuis qu’elle se cloître, voit moins Sue, leur correspondance reste active. L’été 1861, on note un échange entre les deux belles-sœurs, où Sue intervient dans le processus de création d’un poème (« À l’abri dans leurs chambres d’albâtre »), et où elle se montre d’une pertinence que le critique littéraire Higginson n’atteindra pas.
Lavinia, « Vinnie », la plus jeune Dickinson, supplée aux inhibitions de sa sœur dès lors qu’elle refuse de sortir et de recevoir. Elle devient l’appui indéfectible, comme un double muet. À la fin de sa vie, Dickinson décrit ainsi leur attachement : « précoce, ardent, invulnérable. Sans elle, la vie serait : peur, et sans la stimulation de sa voix le Paradis serait une Lâcheté » (1883).
Si Emily a correspondu avec sa mère, rien n’a été conservé. Martha fait pâle figure, presque tournée en dérision par ses enfants. « La pensée n’intéresse pas Mère » (été 1862). Sa grande affaire semble être la tenue de la maison, elle astique même les pommes du verger avant de les envoyer à Austin étudiant. On comprend qu’avec si peu de surface autorisée, Martha soit souvent malade. Elle se réfugie dans la dépression, en 1855, quand son quotidien est bouleversé par le déménagement pour le « homestead », ancienne propriété du grand-père Dickinson rachetée par Edward, le père. En 1880, Martha est victime d’un AVC, et paradoxalement commence pour elle une meilleure part. Ses deux filles désormais vivent au rythme de ses « chers petits besoins » et menues satisfactions. Dickinson écrit à sa mort : « Nos rapports Mère-Enfants n’ont jamais été intimes tandis qu’elle était notre Mère – mais les Mines dans le même Sol se rencontrent lorsqu’on creuse des tunnels, et quand elle est devenue notre Enfant, la Tendresse est venue », et aux sœurs Norcross : « une mère plus grande que celle qu’elle aurait été si elle était morte avant, est morte ».
Cas particulier de la correspondance que les sœurs Norcross. La célèbre dernière lettre de Dickinson, quelques jours avant sa mort, avec ce seul mot « Rappelée », leur est adressée. Ce sont les filles d’une sœur de Martha, la tante Lavinia. En 1860, à la mort de sa tante très aimée, Emily se sent devenir responsable des cousines (15 et 18 ans). Elles sont « mes enfants », « mes petites filles ». Par tendresse pour elles, elle émousse ses aspérités, et simplifie même son style : elle cherche à faire rire, à rassurer, à conduire.
Le père, Edward, à qui pas une lettre conservée n’est adressée, tient jusqu’à sa mort toute sa place. Vu par ses enfants, il est austère et craint. Un exemple : pour échapper à ses réflexions lors de leurs années de fiançailles, Austin et Sue utilisent Emily comme boîte aux lettres. Mieux, quand Austin écrit à Emily, celle-ci expurge toutes les allusions à Sue lors des lectures à haute voix des lettres dans le cercle familial. Par parenthèse, les « boîtes aux lettres » sont récurrentes tout au long de la correspondance, gymnastique obligée quand on veut écrire à l’autre sexe, même simplement en ami. La société veille aux moeurs. Quand, à partir de 1876 – elle a quarante-six ans –, Emily écrit à Otis Lord, c’est encore par le truchement de « boîtes aux lettres ».
La mort de son père (1876), si moqué dans sa jeunesse, désempare Emily comme un bateau, mais sonne la fin de son interminable minorité. Depuis Benjamin Newton, c’est la première vraie atteinte de la mort sur son économie quotidienne. C’est alors que s’approche d’elle le juge Otis Lord, un ami de son père, veuf en 1877. Les lettres à Lord sont stupéfiantes. Un hymne à la joie, joueur, confiant, innocent, si intime que le lecteur se sent un intrus. C’est l’impudeur des Lettres aux Maître, sans le tragique de la déception. Incident significatif, Susan, apprend-on par les notes, avait déconseillé à une amie d’aller voir Emily parce qu’on l’avait « trouvée dans les bras d’un homme ». À sa belle-sœur si longuement, si hyperboliquement aimée, si humblement aussi (méfions-nous cependant de son humilité), Dickinson envoie deux lignes cinglantes : « À l’exception de Shakespeare, tu m’as appris plus de choses qu’aucun être vivant – Dire cela sincèrement est un étrange compliment ». Le coup de fouet n’aura pas de suite, leur correspondance reprendra – mais quel éclairage à la fois sur la relation des belles-sœurs, l’amour pour Lord, et aussi sur la manière de Dickinson,
Dans la chaleur de Lord, la mort de Wadsworth (1878) et celle de Bowles (1880) perdent leur aiguillon : « Dieu merci, un ‟mien” chéri me reste – plus chéri que je ne peux l’exprimer » (à Lord, 1882). Tout désespoir dépassé, ils rejoignent le centre actif de son volcan, où le Rien danse avec le Tout, la mort avec l’immortalité. Elle écrit à leurs proches, en consolatrice. Elle entame une correspondance avec la maîtresse (probable) de Bowles, Maria Whitney. Elle qui comprend sa perte se sent le droit d’approcher son chagrin. « D’un Cœur brisé / Nul ne doit approcher / Sans ce haut privilège / D’avoir souffert aussi [4]. »
L’amour de Lord paraît même la préserver de la mort à huit ans de son neveu Gilbert, fils d’Austin et Sue, en 1883, Gilbert, « le petit Gentleman », le « Sacré Fripon », dont elle répète les mots d’enfant, gâteuse comme une grand-mère. Mais qu’est-ce qui la préservera de la mort de Lord, qu’elle a tant redoutée ? Quand il est malade en 1881, elle a tellement peur d’une mauvaise nouvelle qu’elle sanglote sur « la Veste Bleue » du messager. « Il va aller mieux. Ne pleurez pas, Mlle Emily. Je ne supporte pas de vous voir pleurer », c’est elle qui le raconte à Lord. Fait notable, car tout au long de la correspondance, si elle est toujours là pour essuyer des larmes, elle-même ne se répand guère – on a en tête la plainte timide de la troisième lettre au Maître : « tu fais déborder l’eau par dessus la Digue de mes yeux bruns… ». Les poèmes sont le continent glacé de larmes si peu épanchées, « les pleurs de toute une vie [5] ». En mai 1884, Lord meurt. Dickinson dévisse, de dépression en maux divers. Les lettres sont toujours plus brèves. Les poèmes se tarissent. Elle meurt le 13 mai 1886, à 55 ans. Lavinia reste seule avec ses chats et ses balconnières. Et des liasses de poèmes. Après avoir été l’interface entre la vie de Dickinson et le monde extérieur, elle devient, passeur toujours muet, l’interface entre l’œuvre et le monde. L’immortalité commence.
La correspondance égrène les morts. Morbidité, ou distorsion propre au genre (écrire aux endeuillés est un passage obligé de la sociabilité) ? À l’évidence, Dickinson est fascinée par la mort, avec ce paradoxe : la mort, seul absolu à la hauteur de ses soifs, entre en contradiction avec son autre absolu, le besoin, effréné, charnel, égocentrique aussi, qu’elle a de ceux qu’elle aime. On touche au magma bouillonnant de son génie. Partout dans l’œuvre, lettres comprises, on la voit s’arc-bouter pour transmuer l’absence en présence. « Pour les fidèles l’Absence est de la Présence concentrée. / Pour les autres – mais il n’y a pas d’autres » (à Susan, 1878) et dans les poèmes : « Il faudra donc que nous unisse l’Absence – / Toi là-bas – Moi ici – / Entre nous cette porte entr’ouverte – / Que sont les Mers – et la Prière – / Et ce Blanc Secours – / Le Désespoir [6] ». Comme la souffrance confirme la perte, plus l’absence fera souffrir, plus absolue sera la présence convoquée. Renchérir sur Rien pour gagner Tout. D’où ses maximes sans échappatoires et l’abrupt parfois des consolations aux endeuillés. Car elle poursuit dans les lettres sa conversation de soi à soi. « Soulager l’irréparable le dégrade » (à Maria Whitney, à la mort de Bowles).
Parce que sa poésie est une lutte métaphysique avec l’ange de la séparation, Dickinson est souvent qualifiée par approximation de mystique, et, par contamination, de poète religieux. Or, dès le début, elle se décrit comme agnostique : « Le Christ appelle tout le monde ici, toutes mes compagnes ont répondu, même ma Vinnie chérie croit qu’elle l’aime, et je reste la seule rebelle, et m’en moque complètement » (à une amie, février 1850, elle a vingt ans). À l’époque et dans le milieu où elle vit, ce n’est pas banal. Elle résiste aux pressions pour « se convertir » pendant les campagnes de revival, délaisse les offices, se moque des dogmes. « M. S. a fait un sermon sur la prédestination, mais je ne respecte pas les ‟doctrines” et ne l’ai pas écouté ». Plus âgée, l’effrontée apprend à respecter les convenances et module ses affirmations selon les correspondants. En 1878, même si « depuis la mort de mon Père, le sacré a tout envahi », elle continue d’affirmer : « Emily est une Païenne ».
Païenne : par l’émerveillement de la beauté du monde, par l’adoration possessive des aimés. À côté de quoi le paradis lui paraît bien décharné : « Je crains parfois qu’un tien (de Paradis) vaille mieux que deux tu l’auras » (à Bowles, 1858), et à Lord : « au Paradis on ne courtise ni n’est courtisée – quel endroit imparfait ! ». Le paradoxe veut que ce soit le refus de sacrifier quoi que ce soit de la présence charnelle qui donne à Dickinson son acuité métaphysique. L’immortalité promise lui étant insuffisante et même douteuse, armée de la Bible elle engage directement avec Dieu un chantage à la Foi, un incroyable jeu de séduction, et le provoque dans de flamboyants blasphèmes. On pense ici à sa version (1878) du sacrifice d’Abraham : « Abraham se fit dire / Qu’il devait l’occire – / Isaac était un Moutard – / Abraham un vieillard – // Sans la moindre réticence – / Abraham s’exécuta – / Flattée par tant d’Obéissance / La Tyrannie tempéra – // Isaac – à ses fils / Vécut pour raconter la Fable – / Morale – avec un Mastiff / Les manières prévalent ».
Dieu est un chasseur adroit – baignée dans l’amour de Lord, là voilà appâtée, prête à baisser la garde : « Cupidon a fait connaître Jehovah à maints esprits ignorants ». Adroit et cruel. À son jeu du chat et de la souris, qu’a gagné Dickinson ? En faveur de son œuvre au moins, un « laissez-passer pour l’immortalité [7] ».
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1789 poèmes dans l’édition Franklin de 1998, traduite par Françoise Delphy en 2009 (Flammarion).
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Poème 544 de l’édition Johnson.
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En anglais, « bobolink », passereau chanteur typique du Nouveau Monde, noir à tête dorée et curieux manteau strié de blanc.
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Poème 1704 de l’édition Johnson.
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Alberto Savinio (cité par son frère Giorgio De Chirico dans ses Mémoires).
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Poème 640, traduction C. Prache.
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A. Akhmatova, à Mandelstam, Couronne pour les morts.