« Sa mort passa presque inaperçue ; on ne l’aperçut guère dans sa vie. » Ce pourrait être l’épitaphe de Vivian Maier (1926-2009), nounou-photographe dont l’œuvre fut découverte il y a de cela une décennie et que Gaëlle Josse interroge avec tact dans Une femme en contre-jour. Comme un portrait qu’on effleure du regard.
Gaëlle Josse, Une femme en contre-jour. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 160 p., 14 €
Il y a des vies comme ça, probables-improbables, sur lesquelles on peine à mettre des mots, ou alors on n’ose pas, de peur de briser le destin une seconde fois. Ainsi vécut Vivian Maier, dans l’ombre d’elle-même ou presque, nounou le jour, nounou la nuit, et, entre les deux, des milliers de photos qu’elle prit sans jamais les développer. Comme pour affirmer, et cependant ne pas montrer, qu’on existe : « le mystère Maier n’en finit pas de nous interroger. Insoluble secret d’une existence, terrifiante solitude d’une femme dont le geste photographique, le geste seul donna un sens à sa vie, la sauva peut-être du désespoir ».
De cette vie bancalement double, si l’on peut dire, John Maloof a tiré un film (Finding Vivian Maier)… et peut-être un peu trop la couverture à lui. Certes, il a de quoi pavoiser, le jeune agent immobilier de Chicago : découvreur des négatifs de Vivian Maier dans une vente aux enchères, il est devenu progressivement mais sûrement le propriétaire d’une œuvre posthume que les galeries et les collectionneurs d’art s’arrachent. Et ce ne sont pas les multiples éditions et expositions qui démentiront une vague mais persistante impression première : celle d’une entreprise de (ré)habilitation qui, pour paraître louable, n’en demeure pas moins un tantinet intéressée.
Ce n’est pas vers la possible postérité d’une œuvre et de son auteure que Gaëlle Josse a tourné son regard, mais plutôt du côté de ses à-côtés. Non point la trouver mais la chercher, explorer les failles de son être, plonger dans les eaux troubles de sa moindre et paradoxale existence, la suivre dans ses lignes de fuite, son errance visuelle si l’on veut. Non pas la dévisager, mais simplement l’envisager, la rendre visible : « Humbles existences qui ne savent que traverser le monde, voir le monde, dire le monde sans s’en emparer, en vainqueurs ou en conquérants. Vivian, et tant d’autres. Les voyants, ces invisibles. »
L’histoire de Vivian Maier est une géographie compliquée. Racines maternelles françaises coupées qui repousseront maladivement, branche paternelle austro-hongroise qui cassera au premier coup de vent. La fille/femme d’immigrants retourne un temps en France avec sa mère (dans le bien mal nommé domaine de Beauregard…), puis s’en revient aux États-Unis, déboussolée. La greffe n’a pas pris, le tissu familial se distend, les fils s’effilochent ; nous sommes au mitan du siècle dernier, il faut larguer les amarres : « Parfois la vie n’offre pas d’autre alternative que de s’accrocher ferme, ou de tout lâcher. Vivian voit sous ses yeux sa mère se laisser aller, se complaire dans la mauvaise foi, le mensonge. Elle choisit la fuite. Elle choisit de porter son regard au-dehors et non en elle […] Vivian accouche d’elle-même ».
On pourrait objecter que la force de l’art ne procède pas forcément de la forme d’une existence. Que le visible n’a que faire de la vie. L’auteure d’Une femme en contre-jour ne l’entend évidemment pas de cette oreille. Elle prête aux images de Vivian Maier tout ce qui vient d’elle-même, du plus profond d’elle-même ; les sans-voix qu’elle regarde comme des doubles de fortune, cette façon qu’elle a de répondre à des visages meurtris par des images sans vernis, avec une justesse empathique qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire de la photo (Diane Arbus, peut-être). Ailleurs, partout, dans les rues de New York, sur les trottoirs de Chicago, c’est la même histoire qu’elle décline comme une longue suite d’épithètes rageuses et/ou louangeuses.
Ses photos sont autant des réponses que des poings d’interrogation : « Son travail se focalise sur les visages, le portrait, et sur les exclus, les pauvres, les abandonnés du rêve américain, les travailleurs harassés, les infirmes, les femmes épuisées, les enfants mal débarbouillés, les sans domicile fixe. Parfois, c’est une femme des beaux quartiers, saisie d’un œil ironique avec ses fourrures et ses bijoux, qui la regarde d’un air mauvais… » Comment alors ne pas penser aux mots de Pessoa, cet autre intranquille, cet autre Personne : « Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes. »
Et puis il y a aussi et surtout les autoportraits de Vivian Maier, en nombre et en ombre, cette manière sans pareille de camper son personnage, un peu comme on campe sur ses positions (« aucune envie de séduire qui que ce soit », écrit justement Gaëlle Josse), l’œil pas tout à fait goguenard, l’air presque narquois, et ce sourire qui n’en est pourtant pas un. Un reflet dans une vitrine, un morceau de miroir sont l’occasion rêvée de passer sans trépasser. J’y suis, j’y reste ! semble-t-elle nous dire du haut de ces insaisissables blasons…
Mais, à la fin, qui donc est cet être qui se cache derrière ce paraître ? Gaëlle Josse ne le sait pas plus que nous, qu’eux, qu’elle. D’ailleurs, elle n’a jamais songé à « révéler » Vivian Maier. Seulement dessiner les contours d’une existence possible, la marque, ou, si l’on préfère, le masque grimaçant du destin.