Le pillage des œuvres d’art pendant l’Occupation est un sujet qui suscite régulièrement l’intérêt de la presse et du public, comme on l’a constaté en 2013 avec l’affaire des tableaux et dessins retrouvés dans l’appartement de Schwabing (Munich) de Cornelius Gurlitt, fils du marchand allemand Hildebrand Gurlitt qui joua un rôle important dans des transactions commerciales menées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le livre d’Emmanuelle Polack souffre de nombreuses imprécisions, mais vient apporter des éléments nouveaux à cette histoire particulière comme à l’histoire générale des biens culturels « spoliés » en France.
Emmanuelle Polack, Le marché de l’art sous l’Occupation. 1940-1944. Tallandier, 303 p., 21,50 €
Si le sujet du commerce de l’art sous l’Occupation a été traité dans les années 1990 par des journalistes en quête de scoops puis au cours des décennies suivantes par des spécialistes, il bénéficie aujourd’hui de l’ouverture de nouvelles archives (celles mises en ligne par le ministère des Affaires étrangères, celles des commissaires-priseurs à la Mairie de Paris, sans compter une partie des archives de la galerie Paul Rosenberg prises par les Allemands en 1940, évacuées de Berlin par les troupes russes, rétrocédées récemment après avoir été tenues au secret sous le régime de l’URSS, celles du galeriste Pierre Loeb à l’Institut national d’histoire de l’Art, etc.). Il est également redevenu d’actualité avec les travaux de la commission Mattéoli. Ce sont ces sources qu’Emmanuelle Polack a pu consulter et qui lui ont permis d’enrichir des travaux qu’elle avait déjà menés dans ce domaine (voir ses publications sur la spoliation de la galerie Paul Rosenberg ou ses éditions des carnets de Rose Valland).
L’ouvrage traite avec une précision accrue du marché de l’art dans la France occupée en présentant son fonctionnement, ses acteurs et ses transactions importantes, l’accent étant mis sur celles effectuées grâce à des lois de confiscation. Certains autres transferts de biens sont aussi mentionnés s’ils éclairent le processus général et les tendances du marché. Le rôle des institutions publiques et celui des opérateurs privés de vente et d’achat (salle des ventes, galeries, courtiers) sont évoqués. Enfin, dans la dernière partie, sont résumés les processus de restitution des biens volés, tels qu’ils ont été mis en place depuis la fin de la guerre, cette partie se révélant plus animée de bons sentiments que de précision (sur ce sujet particulier, on pourra plutôt consulter certains travaux de l’historienne Anne Grynberg qui dirige la CIVS, Commission d’indemnisation des victimes de spoliation).
Ces opérations de restitution ont connu des étapes bien plus complexes que ne le dit Polack et il aurait été bon pour le domaine de l’art de mentionner que l’ouvrage Le front de l’art : Défense des collections françaises, 1939-1945 (1961), de Rose Valland, écrit quinze ans après la guerre, était destiné à clore ce complexe dossier des restitutions qui dut cependant, bien sûr, être rouvert plus tard. L’étude est suivie de répertoires et d’annexes utiles, dont la consultation reste difficile, à la fois parce qu’ils sont classés et présentés de manière brouillonne et parce qu’ils sont incomplets (ce qui est inévitable, mais cette incomplétude n’est ni explicitée ni prise en compte).
La publication, peut-être un peu précipitée pour coïncider avec l’ouverture en mars 2019 d’une exposition au Mémorial de la Shoah, « Le marché de l’art sous l’Occupation », souffre d’un manque de perspective historique ; c’est plus une succession de cas singuliers (sur tel galeriste, telle salle des ventes, etc.) qu’une vision hiérarchisée et réfléchie. L’écriture elle-même, souvent dénuée de rigueur et d’élégance, trivialise parfois la présentation.
Le marché de l’art sous l’Occupation rappelle certains éléments du contexte : les mobiles de l’occupant en matière d’art (le projet politique de Hitler pour un grand musée à Linz, l’assouvissement personnel de Goering qui se constituait une collection…), les lois ayant mené à la « mise en sûreté » (euphémisme pour désigner la préparation à la saisie) des collections appartenant à l’État français ou à des particuliers notamment juifs et la mise en œuvre de cette politique. Sur ce dernier point, l’auteure insiste sur les luttes intestines que se livrèrent les différents services allemands pour s’attribuer les meilleures pièces ou pour les détourner au profit de tel ou tel dignitaire.
Le musée du Jeu de Paume, grand lieu de stockage d’œuvres confisquées, tient une place centrale dans ces pages. Polack reproduit notamment une photographie connue mais jusqu’à présent tronquée : celle du personnel du musée du Louvre recevant en novembre 1943 l’Einsatzstab Reichsleiter Alfred Rosenberg ; on y voit pour la première fois l’un des conservateurs du département des peintures, Germain Bazin, exécutant maladroitement le salut nazi. Polack livre aussi des indications (déjà présentes dans les carnets de Rose Valland) sur ce qu’elle intitule improprement « l’autodafé » des Tuileries, c’est-à-dire une destruction de tableaux effectuée en juillet 1943 dans un feu allumé sans qu’on sache par qui mais avec l’autorisation des jardiniers du lieu et en la seule présence des préposés. La liste des tableaux donnée par Valland (qui n’assista pas à la destruction) se veut impressionnante, mais elle est vague et un peu décevante pour l’amateur de sensationnel, tant il semble qu’aucun chef-d’œuvre n’y fut réduit en cendres. Il serait intéressant de préciser, même si la légende de « l’autodafé » en devient moins formidable, qu’il est possible que ce feu ait détruit surtout ou en partie des faux grossiers au cartel trop généreux ou des tableaux totalement incertains et sans valeur, les nazis n’allant pas se débarrasser de biens susceptibles d’avoir une réelle valeur marchande.
La manière dont les institutions publiques françaises ont, de leur côté, profité de l’Occupation se trouve mise en évidence : c’est nouveau. En effet, les musées n’hésitèrent pas à renchérir ou à préempter dans des ventes des pièces qui les intéressaient sans s’interroger véritablement sur leur provenance. Une exposition de quelques mois en 1945-1946 au musée du Louvre présenta d’ailleurs avec équanimité les « Nouvelles acquisitions réalisées du 2 septembre 1939 au 2 septembre 1945 ». Il est dommage que l’ouvrage de Polack ne produise pas d’exemples précis de ces acquisitions, alors qu’ils sont aisément trouvables dans le catalogue préfacé pour l’occasion par celui qui était alors devenu le nouveau directeur des Musées nationaux, Georges Salles. Ainsi il apparaît que les institutions ne se sont pas contentées de vaillamment sauvegarder les collections nationales mais qu’elles ont accru (dans d’assez modestes proportions toutefois, il faut le préciser) le patrimoine national grâce à des dons, legs et acquisitions de biens d’origine incertaine.
Le rôle des salles de vente (Drouot essentiellement et la salle des ventes de Nice) occupe plus d’un tiers de l’ouvrage : c’est là que fut écoulé un grand nombre des œuvres spoliées. L’étude de ce commerce restitue la crapulerie généralisée et l’emballement malsain des participants et des institutions, mais oublie que dans ce climat de surchauffe l’intérêt se portait vers des biens culturels souvent mineurs. Tout était bon à l’époque du mark à cours forcé. Des collectionneurs renommés se compromirent gravement. Polack ne dit rien, par exemple, de Cognac-Jay, du docteur Girardin (qui donnèrent par la suite une part de leur collection au musée de la Ville de Paris).
Les chapitres du livre concernant des galeries « aryanisées » (c’est-à-dire placées sous la garde d’administrateurs judiciaires chargés de les reprendre ou de vendre les murs et les pas-de-porte, et de liquider les stocks) se limitent à trois exemples : Pierre Loeb, Paul Rosenberg, René Gimpel. On attendait une vision d’ensemble tant des galeries spoliées que des galeries restées ouvertes. On songe forcément au cas Charpentier et Wildenstein. La galerie Charpentier exposa Van Dongen aux opinions pro-allemandes connues et, la paix revenue, occupa une place de premier plan lors de la reprise artistique (comme l’a documenté Claire Maingon).
Manquent particulièrement en effet au Marché de l’art l’Institut Wildenstein et sa Galerie-des-Beaux-Arts rue La Boétie, sur lesquels reposait, pendant et après la guerre, le commerce de haut niveau. Le chapitre qui aborde la question ne comporte que deux notes, c’est tout dire de la maigreur de l’enquête. Pourtant, Côme Favre a déjà livré un article informé, montrant l’habileté en affaires, le manque de scrupules et l’énorme puissance financière qui permirent aux Wildenstein d’enrichir leur stock pendant l’Occupation, et à la Libération d’échapper aux poursuites car « les tribunaux français, dit-il, redoutaient un effondrement mondial du marché de l’art ».
Les rapports entre les artistes contemporains et les marchands pendant la guerre sont écartés de l’ouvrage ; pourtant l’auteure cite dans la liste de « l’autodafé » des Tuileries des Picasso et des Picabia. Le nom de Martin Fabiani, par exemple, aurait pu s’imposer. S’il est mentionné à juste titre dans le répertoire comme « marchand-collaborateur », il est réduit au rôle de simple assistant auprès d’André Schoeller, officiant dans de multiples ventes publiques de biens « spoliés ». Dans le même temps, cet élégant personnage était devenu un des hommes de confiance de Picasso à Paris et de Matisse à Nice, garantissant leur fourniture en matériel et éditant en un temps où le papier se faisait rare, pour le premier les eaux-fortes des textes du Buffon, pour le second Pasiphaé et Dessins : Thèmes et Variations. Reconnaissance insigne, l’un et l’autre le portraiturèrent. Lors de l’épuration, Fabiani fut arrêté, emprisonné, condamné à payer de lourdes amendes puis, comme ce fut souvent le cas, élargi sans que l’on sache pourquoi ni comment.
Ce n’est pas le seul angle mort de l’enquête d’Emmanuelle Polack : dans les transactions du milieu de l’art, la discrétion est de règle et les opérations s’effectuent à la parole donnée ; le dol aggravé était à cette époque devenu systématique. En effet, aucune vente directe avec une personne considérée comme juive n’étant autorisée, les échanges (hors « aryanisation ») s’opéraient par le biais d’intermédiaires et dans des conditions de remise d’espèces extrêmement dangereuses pour le vendeur s’il était juif. Les recours devenaient impossibles, d’autant plus que les livres de police (registres d’inventaire) des galeristes étaient devenus muets. Les témoignages par recoupements de correspondances sont rares et peu fiables, les sources documentaires ont disparu ; bien des traces écrites furent en effet détruites à l’arrivée de l’occupant dans la capitale, et bien d’autres encore au cours des divers « désordres » qui accompagnèrent la Libération.
Au centre du système, il faudrait également apprécier le rôle de certaines banques qui abritèrent sous leurs voûtes de gros stocks d’œuvres d’art ancien ou contemporain pour les protéger des bombardements et des rapines. Polack insiste sur l’enlèvement par les Allemands d’une partie de la collection de Paul Rosenberg dans les locaux d’une succursale de la Banque Nationale de Crédit et d’Industrie à Libourne. Elle aurait pu signaler qu’à Paris le siège de la BNCI, spécialisée dans la gestion des œuvres d’art, était à la merci d’intempestives procédures de contrôle du contenu de ses coffres. La lecture de Vivre avec Picasso de Françoise Gillot nous le rappelle : Picasso et Matisse y avaient en effet loué de vraies réserves sur lesquelles ils gardaient l’œil, espérant que leurs dépôts n’attireraient ni la curiosité ni la convoitise des occupants.
Un dernier élément est mentionné sans être traité : les pillages. Ils semblent échapper à proprement parler au marché de l’art puisque effectués hors de tout commerce ou dépouillement « légal ». Mais, à partir de 1943, la frénésie qui s’empara des instances d’occupation fit que disparurent aussi bien les objets d’art de la grande bourgeoisie juive que les menues possessions des peu fortunés. Évaluer l’ampleur des « transferts » de toutes natures vers l’Allemagne nazie, frappée à son tour par la pénurie et les bombardements, est difficile à effectuer, mais l’évoquer replacerait la question des spoliations d’œuvres d’art dans une perspective différente. Raul Hilberg a ainsi évalué le nombre de trains partant de Paris chargés de tableaux, de meubles, de valeurs, et celui des appartements pillés (38 000 dans la seule capitale).
Les chiffres de Hilberg donnent le vertige. Vertige fructueux, puisqu’il permet de se souvenir que les lois de réparations, portant à l’origine sur toutes les spoliations, devinrent à la fin du XXe siècle, grâce à l’intervention de cabinets américains d’avocats mis au service d’héritiers souvent lointains mais puissants, les outils d’une indemnisation ciblée, et de se rappeler que les victimes modestes incapables de faire valoir leurs droits n’eurent, elles, pas l’occasion de faire rouvrir leurs cas. Aujourd’hui, la spoliation des œuvres d’art et la question des restitutions doivent aussi se lire dans le contexte de cette dérive.
Le marché de l’art sous l’Occupation, ces réserves faites, reste un ouvrage qu’il faut lire pour les études particulières qu’il mène. Les historiens de demain ne manqueront pas de s’y référer avant de reprendre le chantier.