À Tôkyô, au milieu des années 1960 et même très exactement autour de l’année pivot 1964, qui fut pour le Japon relevé de ses ruines celle où, organisateur des jeux Olympiques, il recouvrait un statut de nation civilisée et entamait sa prodigieuse ascension économique, une brillante société de mondains et d’intellectuels plus ou moins occidentalisés vibrionnait de cocktails en soirées et menait grand train en lançant force modes.
Yukio Mishima, Confessions d’un masque. Trad. du japonais par Dominique Palmé. Gallimard, 235 p., 20 €
Sur ce milieu plus agité que joyeux, très fortement alcoolisé, proche des grandes universités unanimement respectées, turbulent en surface, sérieux en profondeur, tenté par la subversion (nihilisme, gauchisme, révolte contre les tabous d’un pays aux contraintes sociales très fortes mais par ailleurs exempt ou à peu près de la pesanteur des religions révélées), quelques individualités singulières exerçaient une sorte d’autorité culturelle vaguement iconoclaste. Yukio Mishima, l’une des plus voyantes d’entre elles, était alors un homme de quarante ans mince et musclé, remarquablement élégant dans sa tenue occidentale ajustée, de couleur sombre, séduisant plus que beau à cause d’un visage contracté, de lèvres trop minces, d’yeux fureteurs, petits, regard en dessous à la fois méfiant et dédaigneux.
Célèbre à vingt-quatre ans, dès Confessions d’un masque publié en 1949, cet auteur prolifique – tous les écrivains japonais connus, qu’ils soient de grand talent ou non, sont des stakhanovistes de l’écriture – s’était employé dans tous les genres, roman, nouvelle, essai, adaptation scénique ou cinématographique. Il avait joué dans de nombreux films et la plupart de ses textes, longs ou courts, s’étaient transformés en scénarios tandis que son hyperactivité littéraire proprement dite ne connaissait et n’allait connaître aucune pause jusqu’en 1970.
En 1964, on donnait au Théâtre Impérial ses étonnantes Cinq pièces de Nô modernes, écrites en 1956, sorte de reprise quasi patrimoniale du modèle canonique de la « Journée de nô » et comportant par conséquent, comme chez Zéami, dramaturge et chef de troupe inventeur du genre au XIVe siècle, cinq actions théâtrales dansées et psalmodiées. À l’époque des shôguns Ashikaga, période d’effroyables guerres civiles, ce divertissement de haute culture ravissait de ses intrigues amoureuses sur fond de mort violente une aristocratie sanglante de guerriers lettrés. Fidèle au dispositif originel et dans une large mesure à la thématique à la fois animiste et bouddhique du nô, un des sommets de l’art japonais, Mishima en avait néanmoins complètement infléchi le sens, et il avait transformé en ballet de garçons demi nus, d‘une beauté de statues, le climat fantastique de ces œuvres au charme magique. C’était l’apogée de sa fascination conjointe pour la tradition brutale et splendide du Japon féodal et pour la célébration d’une homosexualité coupable et flamboyante qu’il n’avait cessé de mettre en scène depuis Confessions d’un masque.
Étrange destinée, construite lucidement comme un drame ou peut-être comme une farce à l’issue tragique. Marié depuis 1957 avec la fille d’un peintre de tradition sino-japonaise, père de deux enfants, donc apparemment « rangé », quatre ans après ces représentations de nôs travestis, qui eurent un succès de scandale, déstabilisé par les événements français de 1968, qui eurent d’importantes répercussions dans la jeunesse intellectuelle de son pays, l’écrivain illustre fondait une « Association du bouclier ». Forte de cent combattants d’opérette, affublés de costumes pour lesquels le narcissique Mishima s’était fait lui-même couturier, cette troupe fanatisée de culturistes amoureux de l’image virile que son chef s’était donnée à force de séances de musculation allait achever la pantalonnade (dont riaient les Japonais) en horrible spectacle de Grand-Guignol.
Le 25 novembre 1970, tentative de coup de force au quartier général des Forces d’auto-défense que le Japon, ayant renoncé à une armée, entretenait à Tôkyô, quelques blessés légers, pitoyable échec de l’Association du bouclier. Afin d’échapper au déshonneur, Mishima se suicide par seppuku, comme un samouraï. Son second, Morita, lui coupe la tête selon la tradition, puis se suicide à son tour.
Confessions d’un masque, œuvre d’extrême jeunesse qu’on ne peut plus guère lire aujourd’hui que dans la lumière sulfureuse de cette trajectoire insensée, correspond au Mishima d’avant le délire, le Mishima chétif, maladif, couvé par des parents admirateurs de son précoce génie. La version actuelle de ce texte mérite toute notre attention, car c’est plus qu’une réédition. En 1972, sa première traduction en français, due à Renée Villoteau, avait été faite à partir de la traduction américaine du livre. Comme je suppose tous les lecteurs de ce temps-là, j’avais été frappé alors par sa relative trivialité, ou plutôt par son côté volontairement choquant, la pesanteur appuyée des passages un peu scabreux, ceux où la confession du jeune et brillant élève s’attarde sur l’initiation, non à l’expérience homosexuelle qui demeure allusive, mais à la découverte de la beauté suffocante de certains de ses camarades de classe. En principe, ceux qui se rapprochent le plus de la figure fatale de Saint-Sébastien percé de flèches – car l’érotisme ne se sépare pas, ici, d’une tendance sado-masochiste évidente – ou au moins coïncident le plus avec certain stéréotype de l’animalité, à la condition expresse que leurs avantages physiques soient non point gâtés mais exaltés au contraire par une nullité intellectuelle bien crasse.
Or la version actuelle, directement issue du japonais, ne produit pas du tout le même effet. Elle semble beaucoup plus soft. Certes, depuis 1972 (et surtout depuis 1949, date de la parution au Japon), tant d’eau a coulé sous le pont des mœurs puériles et honnêtes que même un Guyotat en matière de sexualité – et c’est bien sûr tant mieux – ne soulève plus guère de vagues. Mais surtout la façon beaucoup plus apaisée, sans aucun doute beaucoup plus proche de l’original, dont l’excellente traductrice Dominique Palmé nous restitue la couleur du texte nous rend plus sensibles à son élégance, au raffinement de son écriture « artiste », on pourrait même dire à sa préciosité maniériste qui regarde du côté de Cocteau plus que de Sade.
Du coup s’efface quelque peu l’intérêt subversif du livre, très présent dans le contexte nippon d’une sortie de guerre qui, marquée par la plus grande défaite de l’histoire japonaise, obligeait une seconde fois – après 1868 et Meiji – l’archipel si fermé sur sa spécificité séculaire à s’ouvrir tout grand à l’apport occidental, à son « impudeur » démocratique notamment. Cela permet au lecteur de découvrir que le véritable intérêt du livre réside ailleurs que dans le coming out d’un narrateur dont la maîtrise éclatante s’impose principalement en deux domaines.
D’abord, il s’agit d’une magnifique étude en creux des effets de la guerre sur la vie d’un enfant puis d’un adolescent plongé, par la stupidité agressive du militarisme impérial porté par le criminel Hirohito et sa clique, dans l’enfer d’une lutte à mort qui le dépasse. En 1945, Mishima a vingt ans. Tôkyô est littéralement écrasée, aplatie par la dernière année d’un conflit qui faillit bien se résoudre en l’extermination de tout un peuple. Le livre ne traite pas directement de ce cataclysme mais on sent, en chaque élève et en chaque étudiant évoqués ici comme de futurs soldats, le poids d’une idéologie proche du national-socialisme et celui, tout proche, de l’humiliation subie par une nation vaincue. Virtuelle, l’omniprésence de la peur et de la rage est au fil du texte de plus en plus prégnante.
Pourtant, la grande surprise du lecteur actuel vient de ce que Confessions d’un masque contient une histoire d’amour hétérosexuelle d’une rare qualité dans l’analyse psychologique, et plus encore lorsqu’il s’agit non pas de l’attitude du héros, à la fois tenté et repoussé par la révélation du désir féminin, mais bien du portrait de la séduisante Sonoko, un des personnages de roman japonais les mieux auscultés et compris que présente cette littérature si riche en explorations de la conscience et des secrets de l’amour non partagé.
Mishima n’est pas en ces matières un précurseur. Il s’inscrit dans une longue tradition et suit les traces tant du Tanizaki obsédé par la crainte du pouvoir féminin que de Kawabata qui désespère de l’amour dans Nuées d’oiseaux blancs, chef-d’œuvre publié, comme Confessions d’un masque, en 1949. Mais il annonce aussi le Murakami peintre des impasses de la relation amoureuse qui devrait unir et en fait sépare si souvent au Japon sous la chape du non-dit un homme et une femme. C’est, en plus exacerbé par la préférence sexuelle du garçon, la presque infranchissable fracture qui empêche, à force de politesse étouffante toute chargée d’interdits sociaux, deux êtres jeunes accablés par le reste du monde de communiquer, de se parler tout simplement et, par là, d’avoir une chance de se rejoindre. Avant Murakami, Mishima est ici d’une acuité décisive dans le refus des illusions, en somme japonissime.