Hors de soi est le premier roman de Sasha Marianna Salzmann, très remarqué lors de sa parution en Allemagne en 2017 : à la qualité évidente de l’ouvrage s’ajoute le fait que la jeune autrice (à peine trente-quatre ans) s’est déjà fait un nom comme dramaturge, notamment au théâtre Maxime Gorki de Berlin. Sa pratique de la scène expérimentale et de l’écriture théâtrale contemporaine se trouve transplantée avec bonheur dans ce premier essai de prose romanesque qui lui ouvre un plus vaste public : gageons qu’il ne restera pas sans lendemain.
Sasha Marianna Salzmann, Hors de soi. Trad. de l’allemand par Claire de Oliveira. Grasset, 400 p., 22,90 €
Hors de soi est l’histoire d’une quête plus que d’une enquête, qui conduit l’héroïne Alissa (ou Ali) jusqu’à Istanbul : une simple carte postale reçue vierge de tout message laisse supposer que son frère jumeau Anton y a trouvé refuge. Mais ne se cherche-t-elle pas elle-même autant que ce frère mystérieux ? La gémellité se prête idéalement à un jeu de miroirs où l’un reconnaît sans cesse l’autre dans ses propres traits. Où sont les limites du moi, peut-on explorer ses propres contours livrés aux regards extérieurs ?
Comme on le ferait pour une pièce de théâtre, Sasha Marianna Salzmann commence par présenter ses personnages : une précaution fort utile, car leur identité à tous, parents d’Alissa à des degrés divers, se décline en plusieurs langues (allemand, russe, yiddish) et renvoie à une histoire familiale brouillée, tourbillonnant dans les remous du temps, louvoyant entre Odessa, Czernovitz, Volgograd, Moscou, Berlin et Istanbul.
Le récit qui s’ouvre ensuite se nourrit évidemment d’éléments autobiographiques et de souvenirs personnels, car Sasha Marianna Salzmann, née à Moscou, a elle-même émigré en Allemagne avec sa famille à l’âge de dix ans. Mais l’ancrage dans le réel est prétexte à l’épanouissement d’une fiction romanesque dont l’écriture, bien restituée en français par la traductrice Claire de Oliveira, est remarquablement maîtrisée.
Le récit commence à la première personne, mais, très vite, les points de vue narratifs alternent, se font écho, tandis que s’entrecroisent les lieux et les époques traversés par quatre générations de la famille Tchépanov (un nom « acheté ou fabriqué », pour se débarrasser d’un autre de consonance juive). Au lecteur de se laisser, non pas guider, mais perdre à l’envi dans cette itinérance où le mouvement se fige et où les distances s’abolissent, dans ce temps qui à la fois s’écoule et reste suspendu, insaisissable pour qui l’habite et croit le retenir. « Les souvenirs d’Ali se superposaient comme des transparents un peu décalés. Ils se complétaient et se contredisaient, donnaient lieu à de nouvelles images, elle avait beau hocher la tête, elle ne parvenait pas à les lire. »
C’est précisément ce décalage et ce creux qui s’installe entre les faits connus qui ouvrent un espace à une vérité littéraire sans doute imparfaite, mais plus approchante, que Sasha Marianna Salzmann recherche patiemment à travers des personnages dont elle sonde sans relâche les incertitudes : « Mes peut-être, je les aligne comme des perles, des billes mal taillées, insuffisantes pour former un collier digne de ce nom ».
La première réussite du roman, c’est probablement son titre : « hors de soi », littéralement traduit de l’allemand « ausser sich », permet dans les deux langues les mêmes ambiguïtés. Il n’y a pas que la colère pour faire sortir de soi – même si la violence est au cœur du monde décrit par Sasha Marianna Salzmann : un tel titre vise d’abord l’être et ses limites, il questionne la personnalité intime, le rapport qu’on entretient avec soi-même, son corps, cette enveloppe charnelle dans laquelle on se présente aux autres et dont on ne peut a priori pas sortir. « À l’époque, j’avais encore l’habitude de penser à moi de l’extérieur, à la troisième personne » : allant plus loin, jusqu’aux frontières de la schizophrénie, Alissa et son double Anton s’interrogent sur les avatars possibles de leur identité, s’égarent entre les différentes versions que le regard des autres leur en donne et où ils ne se retrouvent pas.
La filiation d’abord : on ne choisit pas ses parents, mais on reste ligoté à son hérédité et à l’histoire d’une famille. Plus difficile encore de se situer quand cette famille a traversé plusieurs pays, qu’elle a changé de nom, et qu’on a soi-même dû adopter dans son enfance une nouvelle langue et une nouvelle culture. L’autrice n’hésite d’ailleurs pas à glisser dans son texte des phrases prononcées dans une autre langue que l’allemand, en yiddish ou en russe qu’elle transcrit en alphabet cyrillique. Une originalité sans doute, mais peut-être aussi un moyen d’ouvrir le roman sur d’autres cultures et d’évoquer la question « migratoire » qui agite tant les esprits !
Le sexe ensuite : Alissa et Anton, désignés dès la naissance comme garçon et fille, ont tôt fait de découvrir que cette identité non souhaitée peut se faire problématique. Leur gémellité offre à la romancière une palette de variations infinies, annoncées dès la page où elle présente ses personnages : « Alissa, Ali – sœur, frère, moi ». Les jumeaux sont donc prêts à se (con)fondre à tout moment, et leur image ou reflet à s’envoler de l’un vers l’autre au gré de leurs propres désirs ou de leurs hallucinations.
Que faire pour corser le tout d’une « identité » juive qu’ils ne revendiquent pas, mais qui fait partie de l’héritage familial, imposée par les autres, comme toujours ? En Allemagne nazie, bien sûr, mais aussi en URSS, et jusqu’aujourd’hui, les membres de la famille Tchépanov ne cessent de se heurter à un antisémitisme violent ou rampant qui a pu briser leurs vies, ou les surprendre à l’improviste et les propulser vers d’autres horizons.
Autant de raisons donc de sortir de soi. Pour voir, ou plus exactement tenter de voir ce que les autres voient quand on est devant eux : chose évidemment impossible, à moins d’y laisser sa santé mentale. Ce que souhaite Ali en définitive, c’est faire coïncider ce qu’elle voudrait être avec l’image qu’elle donne d’elle-même. Entre les bas-fonds et les milieux branchés d’Istanbul, elle découvre les transsexuels, la testostérone, et comprend qu’elle peut devenir un homme – devenir Anton peut-être ? « Seuls les rêves inexprimés se réalisent »…
Quoi de mieux, en effet, qu’une capitale en pleine tourmente pour situer un roman où les lieux se diluent aussi bien que le temps ? Secouée par la vague protestataire du printemps 2013 et la tentative de putsch du 15 juillet 2016, Istanbul constitue un décor d’autant plus idéal que Sasha Marianna Salzmann y a vécu et sait en décrire avec beaucoup de vérité et d’amour toute la fascinante déraison. L’antique Constantinople, à cheval sur deux continents, victime de multiples séismes au propre comme au figuré, incarne au mieux les turbulences d’un monde schizophrénique où Anton et Ali peuvent s’immerger.
Au fil des pages, le texte aborde tous les registres, mêlant l’humour grinçant, voire la plaisanterie, à la gravité : « un juif ne prend pas d’anti-douleurs : ça risquerait de faire partir la douleur ». Mais aussi, comment mieux dire la difficulté de communiquer qu’en écrivant : « La question fusa et s’étala sur le linoléum » ? Les épisodes s’enchaînent vivement, sans jamais ralentir l’action : ayant l’expérience de l’écriture théâtrale, l’autrice sait tenir le lecteur en haleine et attirer à l’occasion son regard sur le détail qui donne le juste éclairage, et ouvre une perspective. Il faut parfois y être attentif, l’allusion à Bülent Ersoy, dès les premières pages, annonce par exemple discrètement un des thèmes essentiels du roman : cette artiste turque subit en effet à Londres une « opération de réassignation sexuelle », comme on dit…
Sasha Marianna Salzmann , en adoptant une forme fragmentée dont la logique ne suit pas la chronologie habituelle, arpente un chemin de crête où les souvenirs vécus se confondent avec l’invention littéraire. Elle nous propose un premier roman foisonnant, écrit d’une plume vigoureuse, qui tient à la fois de la chronique familiale et du roman de formation dont il offre une version inattendue. Mais Hors de soi a aussi le mérite d’aborder de front quelques-uns des grands enjeux actuels : la migration, l’intégration à une autre culture, et surtout l’identité, car dans un monde où rien ne va plus de soi, l’identité aussi se dérobe et se complexifie dès qu’on se donne la peine de l’interroger.