Le premier roman de Claire Richard, Les chemins de désir, est né de la voix ou pour la voix, pour la radio. On ne saurait négliger ce média, la puissance et la résonance de ce qu’on entend, écoute avec attention, dans des circonstances diverses. Mais autant qu’à entendre, ce roman est à lire et à voir, puisqu’il évoque la mystérieuse force des images.
Claire Richard, Les chemins de désir. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 96 p., 12 €
Le roman de Claire Richard est l’histoire d’une jeune femme, la narratrice, depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. Un jour, par hasard, elle tombe sur des vignettes de bande dessinée montrant des corps nus, au moment où le désir sexuel les rend dans leur intensité. Elle n’est alors qu’une enfant effacée : « mon camp à moi était celui de l’ennui, celui des cachettes et de la timidité, celui de la solitude et de la peur des autres ».
Ces quelques images interdites ou cachées à la jeune enfant éveillent sa curiosité et, plus que cela, provoquent une commotion. Elle ne cessera de chercher les images, les films, les textes ou les sons qui constitueront sa « vie pornographique ». Une existence souvent clandestine qu’elle mène en parallèle à sa vie tout court dont nous saurons peu de chose, sinon qu’elle est banale, presque ordinaire : des études, un emploi, des histoires d’amour et sans doute quelques voyages.
Les chemins de désir, la narratrice les définit dès les premières pages du roman. Ce sont d’abord des sentiers ainsi nommés par les architectes parce qu’ils « apparaissent dans la neige sale, l’herbe foulée, dans la boue et sur le bitume frais ». Elle précise plus loin qu’ils sont « anonymes » : « Ils font leur lit où la vie passe, obscure, invisible et déterminée. » Ces quelques adjectifs résument en effet la vie pornographique qui double l’existence visible, sociale dirais-je, ou officielle.
De cette vie pornographique, la narratrice dit que c’est « une arche qui traverse les époques ». L’enfant puis l’adolescente et la jeune femme évolue avec la bande dessinée, les films roses à la télévision, les premiers bruits extraterrestres d’internet, quand il fallait placer un CD dans une sorte de lecteur, et la révolution YouPorn et autres, qui rendent l’accès au porno aisé, constant et universel. La fin du roman s’attache à l’ultime évolution technologique : l’accès aux images sur téléphone mobile. Ultime, pas si sûr, puisque les casques en 3D ou le sexe virtuel rendront ces films ou ces simulations plus proches encore.
En somme, ce roman montre aussi comment la technique a transformé ce qui était secret, interdit ou tabou en quelque chose de banal. Au fond, cette pornographie-là en annonce d’autres ou se produit en parallèle à d’autres : les terroristes qui diffusent les films de leurs meurtres sur le net jouent aussi de la fascination des images. Les images sont innombrables et les gastronomes comme les chefs cuisiniers ne supportent pas ces clients qui, au restaurant, photographient les plats (et se mettent en scène à table). On parle de food porn et le terme n’est pas exagéré.
Mais revenons à ces images qui hantent, qui parfois nous ouvrent des chemins que nous ne connaissions pas. En lisant ce roman, je pensais à un très beau roman d’Éric Laurrent, Les découvertes, qui relatait la même découverte du point de vue d’un garçon, né, lui, en 1966, quand L’enlèvement des Sabines et ses femmes dénudées pouvait mener au goût de la beauté, et des femmes, les deux coïncidant souvent.
Ces chemins, la narratrice les emprunte par exemple sur les sites pornographiques à travers « tags » et « arborescences ». Elle découvre en effet que le mot « homme » renvoie à quantité de situations, comme, avant, celui de « femmes » :
« Femmes, cordes, cuir, contrainte, réticence, jouissance,
entre ces nœuds des fils se tissent,
entre les jambes, au bout de mes doigts,
comme le passage répété creuse le lit du torrent,
comme les pas répétés font le sentier »
L’écriture de Claire Richard rend le tremblement, le déferlement soudain de l’inconnu. Aller à la ligne, c’est ici ouvrir, s’ouvrir et se découvrir, au double sens de ce verbe.
Mais cette affaire d’arborescences renvoie au réseau, aux radicelles et au virtuel, à l’infini, à l’obsession. Le rêve de l’obsessionnel, en quelque domaine que ce soit, c’est de tout appréhender, posséder, atteindre. Il faut que la collection soit complète, or elle ne peut jamais l’être. Il y manque toujours une pièce, comme au puzzle dont un Georges Perec assemblait les pièces. On bâtit des listes, on énumère et on se perd dans le labyrinthe. Les exemples abondent dans le roman de Claire Richard, nés d’un seul mot qui renvoie à l’anodin d’une sexualité (lesbienne, par exemple) et à sa singularité dès lors qu’il est décliné.
Les chemins de désir n’est pas un livre sur la pornographie. Heureusement ! Il est beaucoup plus fin que cela, jamais témoignage ou documentaire. Il est surtout poétique. Les questions en italique qui le ponctuent donnent envie d’y répondre parce qu’elles réveillent en chacun de nous une part qu’on préfère laisser en sommeil, que l’on néglige ou ignore. Elles révèlent l’invisible, ou, puisqu’on parlait d’écoute au début, l’inaudible ou le jamais écouté de ce qui nous constitue. Ainsi de celles-ci :
« Comment diriez-vous que ces images vous ont affecté ?
Ont-elles été des coups dans l’eau, des coups au cœur, des ondes de choc
Ou bien des galets jetés sur l’eau, dont les ricochets s’ourlent à perte de vue ? »
L’intérêt des romans, on ne le dira jamais assez, c’est d’ouvrir des voies (et de faire entendre une voix). Claire Richard a choisi un chemin singulier, rarement, voire jamais emprunté ; on est persuadé que les sites pornographiques n’attirent que les hommes. Ils attirent aussi des féministes, comme la narratrice, qui, dans certains passages pleins d’humour, doit se défendre de toute complaisance ou complicité avec les mâles qui produisent ces « tubes », qui exploitent de pauvres femmes (c’est vrai, et quantité de documentaires en attestent).
L’avenir qu’imagine la narratrice semble heureux. Ça se discute, mais laissons-lui les derniers mots, ceux du roman :
« De ces jungles qui ne cessent de pousser, l’écriture ne peut rien prendre, rien tarir, rien abîmer.
Et je m’endors le cœur léger. »