Il y a des écrivains au ton si cinglant qu’ils réussissent l’exploit de provoquer l’hilarité, de galvaniser leurs lecteurs, tout en faisant montre d’une négativité apparente, de sorte que leur prose résonne comme un rire dans la nuit. Il est difficile de lire Pavel Vilikovsky sans penser à la fois à Thomas Bernhard et à Witold Gombrowicz. Ils appartiennent tous trois à la confrérie des maîtres du scepticisme, experts dans l’art d’affûter les sarcasmes. Ils sont de redoutables observateurs de l’humaine comédie, tout en s’imposant comme des écrivains novateurs qui, avec une cruelle franchise, disent à leurs lecteurs leurs quatre vérités.
Pavel Vilikovsky, Neige d’été. Trad. du slovaque par Vivien Cosculluela. L’Aire, 189 p., 20 €
Autobiographie du mal. Trad. du slovaque par Peter Brabenec. Maurice Nadeau, 193 p., 21 €
Un chien sur la route. Trad. du slovaque par Peter Brabenec. Phébus, 217 p., 19 €
Dans La patience du papier, recueil de considérations sur la littérature, Gombrowicz s’en prend même aux gens de lettres, déplorant que « l’ennui en littérature s’intensifie de manière effrayante ». Son constat a tout d’un inventaire bernhardien : « Parfois, les œuvres conseillées justement par la critique comme des “réussites” littéraires, se révèlent, en pratique, tout à fait insupportables à cause de l’ennui affreux qu’elles dégagent. »
Pavel Vilikovsky, admirateur déclaré de Thomas Bernhard dans Un chien sur la route, passe pour être le plus grand écrivain slovaque, dont les livres n’ont pour la plupart été publiés qu’après 1989. Traducteur de Conrad, de Lowry, de Faulkner, il est l’auteur de cet objet littéraire non identifié qu’est Un cheval dans l’escalier, bref texte où il est dit : « Je n’ai plus de patience avec les phrases […] interrompues, avec une narration comme expédiée en gare de triage. »
En racontant un voyage en autocar, Vilikovsky multiplie les digressions : sur le besoin qu’a l’homme de se cramponner à ce qui est superficiel, sur la lecture des journaux comme tourisme de masse de l’esprit… L’intrigue, personne n’en doute, compte peu, même si le personnage de la vieille fille qui se suicide, tant elle est hantée par l’idée qu’elle va se faire violenter, finit par constituer le fil d’une histoire abracadabrantesque.
Les livres de Pavel Vilikovsky jouent avec une ironie acerbe des situations absurdes. Dans Un chien sur la route, un drôle de personnage, censé incarner le Slovaque officiel, a pour mission, au lendemain de la désagrégation du bloc communiste, de faire connaître en Autriche et en Allemagne les bienfaits de la culture slovaque. Il se trouve en butte à l’hostilité des émigrés slovaques. Surtout, il s’aperçoit qu’un certain éden livresque n’existe plus : « Combien de livres fameux dont nous ne pouvions que rêver, combien de livres nous ont fait attendre dès l’aube devant les librairies d’occasion. » Aujourd’hui, « il y a plus de livres que de lecteurs, ils s’exposent sur les étals des librairies comme sur un buffet de volonté ».
Un roman comme Autobiographie du mal laisserait certainement presque indifférents les lecteurs rassasiés. Ceux qui cherchent dans la lecture un pur divertissement se demanderont ce que cache ce titre austère, qu’on doit à un auteur de Bratislava. Or, sous des apparences plus classiques que dans d’autres œuvres de Vilikovsky, c’est un texte stupéfiant sur la résistance, et les eaux troubles dans lesquelles patauge un personnage qui, de prime abord, semble résolu à ne pas capituler devant les agents du Mal, mais finit par glisser petit à petit dans les compromissions.
Texte fascinant par ce qu’il révèle de la face cachée de l’homme, Autobiographie du mal subjugue aussi car, littérairement, il est sans concessions, quand le protagoniste, lui, n’en finit pas de trouver des accommodements et de s’arranger avec sa conscience.
Un autre texte de Vilikovsky, récemment paru, semble très éloigné de la sphère d’Autobiographie du mal, mais n’en laisserait pas moins insensibles les lecteurs blasés, qui s’arrêteraient à l’idée qu’il s’agit d’un roman sur la maladie d’Alzheimer et décréteraient que toutes ces évocations sont trop lugubres pour qu’ils s’y attardent. C’est méconnaître l’univers de Vilikovsky et sa capacité à révolutionner un livre. Neige d’été est l’œuvre d’un « perturbateur du monde », expression que Walter Benjamin employait à propos de Karl Kraus. Aussi intransigeant que ce dernier, mais doté aussi d’un grand humour et d’une clairvoyance sans faille, Vilikovsky manie les mots avec une diabolique justesse.
Malgré ses déclarations sur la fin de la littérature, Pavel Vilikovsky prouve, de façon éclatante, qu’il est un écrivain racé, un esprit aussi iconoclaste que singulier, disposé à lutter contre toutes les formes de nécrose prêtes à se répandre partout où la curiosité n’opère plus.