À l’occasion de la sortie des Conversations de Heiner Müller (Minuit), En attendant Nadeau publie un texte inédit en français de l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge sur son ami dramaturge, mort en 1995 à Berlin. Ce récit fera partie du troisième tome de Chronique des sentiments, à paraître en 2020 aux éditions P.O.L, et fait suite à de très nombreux échanges entre les deux artistes (on peut lire leurs entretiens en français dans Profession arpenteur, préfacé par Jean Jourdheuil, et dans Pouvoir, esprit et castration, aux éditions Théâtrales).
Les derniers mots de Heiner Müller sur la fonction du théâtre
Depuis l’arrestation du Christ, le fait d’embrasser un homme sur les deux joues est un comportement suspect. Le baiser fraternel entre camarades socialistes a suscité un regain de soupçon après qu’à leurs embrassades ont succédé la trahison et l’effondrement de l’Empire soviétique.
Avant même que le cancer ne réussisse à l’achever, des baisers qu’on lui fit sur la joue (mal rasée, creuse et déjà décharnée) causèrent la mort de Heiner Müller. Des virus accumulés avant Noël peuvent se transmettre par contact de la peau, de joue à joue. Le mouvement de l’air, de celui qu’on respire au théâtre, pousse les germes mortifères vers la bouche du dramaturge et vers ses narines qui respirent avidement. C’est ce qui arriva suite au faible succès remporté par la première de Philoctète, lors d’une soirée qui eut lieu entre Noël et la Saint-Sylvestre de l’année 1995.
Philoctète est abandonné sur une île déserte par ses compagnons. On le croit malade, à l’article de la mort. Atteint au point de ne plus sembler mériter qu’on l’emmène. Perdre ses compagnons de route, avec lesquels jadis on partit à l’aventure, plein d’espoir, pour se voir abandonner, seul, sans être prévenu, voilà ce qui est, d’après Sophocle, le comble du tragique – tant qu’il est question de héros, et non pas de villes, du déclin de peuples ou de familles entières.
Le destin de Philoctète, restitué sous forme de répliques, de monologues et de silences, n’émut pas les amis du Prenzlauer Berg. Pas plus que Müller ne se sentit abandonné par ceux-ci (c’était progressivement ses ennemis qui le quittaient, les détracteurs qui se lassaient de le poursuivre car, manifestement, il répondait à toutes les accusations par sa persistance à écrire, pressé par le peu de temps que lui laissait cette maladie fatale, et les douleurs qu’elle lui causait, plus intenses que jamais). Un drame de trop. Du temps de vie gaspillé, pour les spectateurs ? Et pour le directeur du théâtre ? Tout dépend de ce que l’on entend par gaspiller.
Ces jours-là, et pour bien des heures, Müller n’avait personne pour le défendre. Il avait peine à refuser ou interrompre un entretien. Un journaliste stagiaire du Berliner Zeitung, journal qui à l’époque attirait à lui rapidement beaucoup de gens qu’il répartissait dans diverses rédactions, s’imposant ainsi comme le journal de la capitale, vint s’asseoir à côté d’un Müller affamé, sortit de son sac un magnétophone et se mit à le questionner :
LE STAGIAIRE : Monsieur Müller, il ne vous aura pas échappé qu’à la fin, tard après minuit, les ovations ont été peu nourries.
MÜLLER : (ne répond pas)
LE STAGIAIRE : Vous n’avez rien à dire à ce sujet ?
MÜLLER : Non.
LE STAGIAIRE : Une soirée comme celle-ci doit pourtant vous avoir déçu, en tant que directeur de théâtre.
MÜLLER (d’une voix éraillée) : Pourquoi pensez-vous que le théâtre doit être intéressant ?
LE STAGIAIRE : À cause des deniers publics engloutis.
MÜLLER : Vous voulez dire à cause de la radinerie des pouvoirs publics ? L’avarice est mauvaise conseillère.
LE STAGIAIRE : En connaissez-vous une meilleure ? Pourriez-vous nous l’expliquer en prenant l’exemple de Philoctète ?
MÜLLER : Je ne saurais donner aucune explication.
LE STAGIAIRE : Un début d’explication ?
MÜLLER : L’écart est assez grand.
LE STAGIAIRE : Par rapport à quoi ?
MÜLLER : Par rapport au héros antique.
LE STAGIAIRE : Une tragédie sur la distance ?
MÜLLER : (ne répond pas)
On sert des boulettes de viande, peu adaptées à l’œsophage détraqué du dramaturge. En proie à une sensation confuse, qu’il prenait pour de la faim, Müller était là devant les assiettes. Une sensation qui incitait à changer quelque chose à la situation immédiate. Difficile de faire pire dans l’inconfort. Impossible de dormir dans cet état. Fatigué, il se relança dans la conversation. Toute autre mesure visant à lui faciliter la vie n’aurait fait qu’exacerber sa souffrance.
MÜLLER : Départ des camarades pour Troie. La ville est prise grâce à la ruse, brûlée. Philoctète blessé. À la charge de ses camarades. Pendant la Seconde Guerre mondiale on l’aurait abattu, pour lui éviter de souffrir. Craignant les dieux, ses compagnons l’abandonnent sur l’île avec une petite quantité de provisions, mais sans les précieuses armes (ç’aurait été du gâchis). Une occasion en or pour penser. C’est la première fois dans sa vie de héros que Philoctète pense quelque chose. Une pensée dénuée d’espoir.
LE STAGIAIRE : Dans mon désarroi – car on y passe quand même environ trois heures de sa soirée – j’ai promené mon regard d’un bout à l’autre de cette scène rectangulaire. Rien dans ce décor pour retenir le regard. Ce sont des hommes nus qui déclament des textes.
MÜLLER : Et pourquoi n’avez-vous pas fermé les yeux ? Il faut bien, d’une manière ou d’une autre, que vous soyez transporté en Grèce. Le théâtre est quelque chose qui renvoie un écho. Si vous n’envoyez rien, la scène ne vous renvoie rien non plus. Essayez donc en fermant les yeux.
LE STAGIAIRE : Intéressant, comme suggestion.
MÜLLER : Je ne fais de suggestions que lorsqu’elles sont intéressantes. Mais ce n’est pas la fonction du théâtre, laquelle consiste à gaspiller du temps. À faire passer le temps, si bien qu’au bout d’un moment les yeux se ferment. À un moment donné, il faut que la journée soit bouclée. Boucler cette boucle, telle est la fonction du théâtre.
Il s’empara d’un sous-bock pour y noter quelques mots.
LE STAGIAIRE : Qu’est-ce ? Puis-je le garder ? Un texte à vous ?
MÜLLER : J’ai du mal à poursuivre. Arrêtons là.
Il offrit au jeune homme le sous-bock avec son autographe. Écrit de la main du dramaturge on lisait : « Le chemin qui mène chez les hyperboréens ne passe ni par les mers ni par la terre. »
Le grand gaillard plein d’avenir qui, en l’interrogeant, avait aidé Müller à passer une heure affreuse à attendre un retour chez lui probablement tardif voire carrément impossible, ou plutôt à surmonter un accès de sommeil en bavardant simplement (puisqu’il ne pouvait ni manger ni absorber la moindre boisson), était content de son butin. Fier détenteur d’un entretien original et d’un authentique autographe qui gagnerait en valeur. Il interprétait les mots de Müller ainsi : le théâtre est une opération de gaspillage.
Müller avait voulu dire autre chose : il existe une frontière entre le RÉEL et l’IRRÉEL. C’est à de tels endroits que jadis les dieux sont descendus sur Terre. Aucune voie de l’imaginaire, ni aucune façon de voyager ne mènent à eux, si l’on ne fixe pas la scène rectangulaire avec insistance, en vidant son regard jusqu’à ce qu’il ne voie plus rien et que rien n’advienne, à part que le temps passe. TELLE EST LA FONCTION DU THÉÂTRE. Ces jours-là Müller eut du mal ne fût-ce qu’à parler. Des parties considérables de son estomac avaient été remontées et cousues au niveau de la gorge pour tenir lieu d’œsophage. Quel bonheur de voir qu’au théâtre les spectateurs sont capables d’éprouver leur propre générosité. En réalité une démarche comme celle-ci ne réussit qu’à l’occasion de représentations ratées. Il s’agit d’une opération contre la mesquinerie, tandis que défile le fleuve de la vie.
(Traduit de l’allemand par Vincent Pauval)