Le nouvel esprit des Beatles

Les éditions Le Mot et le Reste rééditent la traduction du livre déjà classique de Ian MacDonald sur la musique des Beatles, sorti en 1994 et paru en France en 2011. En dehors des apports toujours actuels de Revolution in the Head, c’est l’occasion d’esquisser un état des lieux du dynamisme actuel des parutions consacrées aux musiques populaires, qui questionne le sens donné à leur héritage aujourd’hui.


Ian MacDonald, Revolution in the Head. Les enregistrements des Beatles et les sixties. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Aymeric Leroy. Le Mot et le Reste, 608 p., 24,90 €


Dans Les mondes de l’art, Howard Becker s’arrêtait momentanément sur le traitement critique subi aux États-Unis par les quatre « garçons dans le vent » au plus fort de la Beatlesmania qui s’empara des années 1960. Le sociologue et jazzophile analysait la tendance des critiques (et la sienne) à supposer que la musique des Beatles, nécessairement irréfléchie, trahissait une absence de connaissances musicales forcément coupable. Son explication reposait sur les tensions sociologiques entre la culture musicale savante et distinguée, et une culture populaire alors naissante – Pierre Bourdieu aurait certainement préféré les termes de culture légitime ou illégitime.

Plus d’un demi-siècle après les premiers tubes des Beatles, la donne a bien changé. La réédition de Revolution in the Head en est un indice parmi d’autres. D’abord en termes de forme : Ian MacDonald, critique musical et essayiste spécialiste autant de rock que de Chostakovitch, décédé en 2003, suit chronologiquement les presque 200 titres enregistrés par le groupe anglais en studio. Il en fournit des commentaires parfois très longs, toujours marqués par une érudition formidable, mise au service d’analyses esthétiques directement inspirées des pratiques de la critique des œuvres dites de musique classique. Revolution in the Head est la première somme livresque notable cherchant à traiter des Beatles en adoptant une forme discursive issue de la « culture légitime ». À ce titre, il faut comprendre le livre comme un symptôme pionnier de la maturation des cultures populaires de l’après-guerre, mais aussi comme l’expression d’antagonismes au sein du champ intellectuel et artistique, à une époque où le rock cherche à se faire une place parmi les ors des arts respectés par les élites culturelles.

Depuis vingt-cinq ans, Revolution in the Head incarne ainsi cette respectabilité croissante des Beatles, et avec eux de pans entiers de la culture populaire, auprès d’élites qui les ont longtemps méprisés comme trop vulgaires, superficiels, dénués d’intérêt. En France, le mouvement est plus tardif au point de vue éditorial – cela est moins sûr sur le plan discographique – mais connaît ces dernières années un dynamisme inédit, dont les éditions Le Mot et le Reste sont l’un des fers de lance : traductions de « classiques » anglo-saxons (dont En studio avec les Beatles, mémoires de l’ingénieur du son du groupe, Geoff Emerick), nombreuses monographies sur des artistes de rock, hip-hop ou jazz, parmi lesquelles les travaux enthousiasmants d’Aymeric Leroy sur le rock progressif et la scène de Canterbury (Soft Machine, Caravan, Robert Wyatt, etc.) Ainsi se constitue depuis au moins une quinzaine d’années un corpus de plus en plus important, en qualité comme en quantité, d’ouvrages consacrés à des questions longtemps réservées aux magazines et blogs spécialisés, ou au bouche-à-oreille des fans de ces musiques qu’on appelle bien improprement des « niches ».

Ian MacDonald, Revolution in the Head. Les enregistrements des Beatles et les sixties.

Les éditions des Fondeurs de Briques se sont également distinguées dans ce mouvement général par de magnifiques traductions d’ouvrages américains parmi les plus fondamentaux pour notre connaissance de certaines musiques : Le pays où naquit le blues d’Alan Lomax ou plus récemment les mémoires poétiques de Woody Guthrie, Cette machine tue des fascistes. Côté jazz, les éditions marseillaises Parenthèses se distinguent depuis au moins trente ans par des ouvrages de référence, dont récemment les sommes d’Alexandre Pierrepont sur le free jazz de Chicago (La nuée, 2015) et d’Alain Tercinet sur le jazz West Coast. On pourrait multiplier les exemples : la collection « Rivages Rouge » des éditions Payot, beaucoup d’ouvrages des éditions Allia, jusqu’aux travaux universitaires récents qui ouvrent la recherche scientifique au hip-hop à la façon du séminaire « La plume et le bitume », créé par deux étudiants de l’École normale supérieure. Ce faisant, on ne parviendrait sans soute pas à proposer autre chose qu’un diagnostic général de cette tendance de fond, qui voit des intellectuels toujours plus nombreux s’intéresser à ces musiques dont les seuls points communs sont peut-être leur origine populaire et le mépris dans lequel elles ont longtemps été tenues.

L’un des problèmes que pose, parmi tant d’autres, cette vague éditoriale et intellectuelle, est peut-être à trouver ailleurs, comme nous y invite la réédition du livre de Ian MacDonald. Fondamental et nécessaire pour son érudition renouvelée de l’œuvre des Beatles, son propos ne se limite pas à une synthèse nécessaire aux fans – et sans doute d’abord à leur adresse, vu le degré de précision atteint par Revolution in the Head. Le livre entend s’intégrer dans un point de vue historique plus général. La place du LSD dans l’œuvre des Beatles est, par exemple, retracée avec intelligence et pertinence dans ses conséquences directes sur l’esthétique et la bonne entente du groupe, mais aussi considérée du point de vue très partial et moralisateur d’une critique visant certaines pensées en vogue dans les années 1960, incarnées par les théories de Timothy Leary qui ont tant influencé John Lennon et de nombreuses autres stars de la pop de l’époque. Cette critique se trouve dans l’introduction accolée à un jugement aussi péremptoire que réactionnaire de cette histoire qui nous reste proche à bien des égards : « Une bonne partie de la rhétorique contre-culturelle – notamment ses rêves naïfs de société sans argent, de partage total (‟anarchisme post-pénuriel”, selon la formule de Murray Bookchin) – relevait du fantasme adolescent. Nombre de leaders underground étaient soit des sociopathes cherchant la rupture pour elle-même, soit des opportunistes mégalomanes promis à de brillantes carrières sur Wall Street ou Madison Avenue. »

Cette approche fortement imprégnée de son origine états-unienne avance sur deux tableaux : un premier consacré à l’histoire et l’esthétique musicales, que l’auteur invente presque à propos des Beatles, et un second obéissant à un agenda confus, mêlant opinion, pensée intellectuelle et idéologie inavouée. Cette confusion des genres ouvre la voie à des redécouvertes salutaires, notamment le conservatisme à peu près indiscutable des quatre Beatles comme de nombreuses célébrités contemporaines. Elle paraît cependant caractériser la pensée de l’auteur, qui retrouve une condamnation des années 1960 rappelant par moments certains discours réactionnaires devenus fréquents des deux côtés de l’Atlantique, où l’on entend régulièrement des condamnations sans nuance de l’héritage de 68 ou des contre-cultures des années 1960 et 1970.

Ian MacDonald, Revolution in the Head. Les enregistrements des Beatles et les sixties.

Si tous les ouvrages cités précédemment sont loin d’être concernés par une telle démarche, il n’en reste pas moins que l’indistinction intellectuelle et sociologique de cette littérature ouvre la voie à une pensée de contrebande, qui fait passer sous le manteau d’un intérêt savant réel et souvent captivant des opinions qui le sont beaucoup moins. De ce point de vue, Revolution in the Head interpelle notre présent à partir d’un passé proche, complexe et fantasmé à l’extrême ; et fait à sa manière écho aux conclusions de Luc Boltanski et Ève Chiapello sur ce « nouvel esprit du capitalisme » qui se plaît à s’approprier les éléments les plus radicaux des contre-cultures artistiques et intellectuelles. Quitte à multiplier les malentendus et les quiproquos : ceux qui conduisent à confondre les libérations sociales incarnées par les Beatles avec des idéaux intellectuels émancipateurs contemporains, et d’autres qui laissent penser que les milieux actuels de ces musiques sont encore les promoteurs de modes de vie et d’idéologies révolutionnaires.

Le titre de l’ouvrage est alors on ne peut plus explicite et à prendre au premier degré : les Beatles comme leur commentateur Ian MacDonald appellent bien leurs publics à contenir la révolution à l’intériorité de leurs esprits, dans un propos complexe et source d’incompréhension qui caractérise un étonnant discours d’ordre et de conservatisme assez commun de nos jours. L’un des mérites de cette somme essentielle est de témoigner de ce long cours en y inscrivant le legs du groupe de Liverpool, immense à tous égards, et de permettre de penser cette histoire antagoniste. En parallèle, il peut inviter d’autres domaines intellectuels à proposer des pensées moins orientées, qui sauraient prémunir les cultures populaires d’après-guerre des quiproquos produits par l’opposition aussi manichéenne qu’erronée entre de fantasmagoriques progressistes et conservateurs.

Ces quiproquos ne sont sans doute pas à mépriser, tant les interstices entre la pensée dite savante et des pensées hybridant académisme et partis pris cavaliers paraissent se multiplier dans le paysage intellectuel contemporain, au risque de confusions nombreuses. Bien sûr, l’ouvrage se moque de ces considérations contextuelles, et constitue d’abord une occasion très réussie de retrouver la musique des Beatles dans sa richesse insatiable.

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