Les revues cartographient notre univers culturel. Qu’elles l’abordent avec sérieux ou plus de fantaisie, elles ordonnent sa polysémie. Dans cette livraison, cinq revues dont deux anciennes et deux toutes récentes : Trafic, Décapage, Carbone, Bifrost et L’Artichaut.
L’Artichaut, n° 4
L’Artichaut est une revue semestrielle, indépendante et illustrée, qui prend la forme d’un petit livre au graphisme soigné, avec un cahier central présentant les œuvres d’un artiste invité par la rédaction. Les sept membres du comité de lecture, venus des milieux de la littérature, des arts du spectacle et de l’art, cherchent de jeunes auteurs pour publier des textes de tous genres dans un lieu considéré comme un laboratoire d’expérimentation libre.
Chaque numéro présente alors un texte inédit d’un auteur invité ; le numéro 4, consacré au thème des « arcanes », donne la vedette à « L’intégration » de Nicolas Richard, nouvelle jouant de façon surprenante sur la polysémie du mot titre. Le héros anonyme ayant laissé ses clés à l’intérieur du studio du dernier étage qu’il avait emprunté à une amie, il « intègre » celui de sa voisine inconnue, habillé d’un seul « slip bleu délavé en fibre synthétique, comme un ptyx ». Il est monté sur le toit, afin de rentrer le plus rapidement possible : il a besoin de sa convocation pour les oraux qu’il doit passer le lendemain, en vue d’intégrer une grande école. Est-ce raisonnable ? Son destin ne se trouve-t-il pas plutôt dans une voie plus terre à terre, loin de l’abstraction éthérée des universitaires ?
Cette histoire voisine avec des créations de l’artiste Maïssa, dont plusieurs « flashs » – des dessins imaginés pour le tatouage – issus de l’imagerie traditionnelle du tarot, puis détournés, voire « animalisés ».
Le numéro de L’Artichaut se clôt sur la « Bibliographie du comité », sélection hétéroclite et originale, présentée dans une typographie saisissante, dans laquelle on trouve les noms de Hugo Pratt, Jeanne Favret-Saada, Alejandra Pizarnik, Alain Resnais et, bien évidemment, André Breton, cité pour Arcane 17. S. S.
Artichaut est disponible en librairie et sur le site de la revue.
Décapage, n° 60
C’est une revue à la fois divertissante, légère et sérieuse, souvent riche. On trouve un dossier thématique consacré à l’écrivain avant la publication. Quelques romanciers racontent le moment qui a précédé, les années d’apprentissage, les refus, le coup de téléphone ou la lettre et donc le changement de statut que Gisèle Sapiro et Cécile Rabot expliquent dans Profession ? Écrivain. Dans ce même numéro de Décapage, on appréciera les dessins de Guy Delisle sur les lieux de Jean Echenoz (et on attend l’album qui les rassemblera), un texte d’Yves Ravey sur « Comment j’écris » et cela tombe bien puisque paraît Pas dupe, son dernier roman.
On appréciera aussi la panoplie littéraire de Tanguy Viel pour les éclairages qu’il donne sur sa trajectoire d’écrivain. On y apprend que, parmi les livres qui ont changé sa vie, il y a L’art de la mémoire, de Frances Yates, livre introuvable que Gallimard devrait rééditer (au lieu de certains livres sans intérêt qu’il édite, mais ça c’est personnel). Tanguy Viel a fait un tour du monde en compagnie de Christian Garcin et le livre sort chez Lattès en avril. On trouvera bien d’autres choses, et surtout des surprises dans Décapage, mais cela ne saurait se dire. Mieux vaut lire. N. C.
Décapage est éditée par les éditions Flammarion.
Bifrost, n° 93
Bifrost consacre son dossier de janvier à un des écrivains de science-fiction actuels les plus intenses, le Canadien Peter Watts.
Une longue nouvelle inédite français, « ZeroS », reprend les thèmes de prédilection de l’auteur : un petit groupe d’« humains » augmentés (les guillemets s’imposent car Watts renouvelle ici la représentation des morts-vivants) est plongé dans un monde dystopique. Des personnages chez qui elle est problématique permettent justement d’interroger ce qui fait l’« humanité ». « ZeroS » est caractéristique de l’œuvre : l’âpreté métaphorique de l’écriture, ne concédant rien au lecteur, le laisse comprendre et recomposer le schéma d’ensemble par lui-même, tandis que la densité de l’arrière-plan scientifique soutenant le texte – Peter Watts est docteur en biologie marine – lui donne sa profondeur.
Dans un long entretien de 33 pages, l’écrivain revient, avec un humour corrosif, sur sa famille dysfonctionnelle, sur ses livres – qui ne l’ont pas rendu riche, dit-il – et sur son inquiétude devant le déni de nos sociétés quant au désastre écologique qui s’annonce : « Et voilà nos dirigeants actuels qui chouinent sur ce qui est ‟politiquement faisable”, comme des étudiants feignasses qui connaissaient l’échéance de leur mémoire depuis le début de l’année mais qui s’y mettent seulement à 3 heures du matin la veille du rendu. […] Vous avez disposé de quarante ans, et les lois de la physique n’ont strictement rien à foutre de vos contraintes électorales ». Ses textes s’organisent en cycles assez lâches situés dans le même univers.
Dystopie, huis clos, personnages blessés et augmentés : l’œuvre de Peter Watts peut sembler sombre (et elle l’est), mais elle manifeste un sense of wonder – une capacité d’invention – et une faculté d’interroger les frontières enthousiasmants.
Son premier roman, Starfish, décrit de manière très originale la vie de travailleurs modifiés en hommes-poissons des profondeurs pour pouvoir assurer la maintenance d’une station géothermique dans les grands fonds sous-marins. Outre son intrigue glaçante, l’intérêt du livre tient à la façon dont ces êtres psychotiques ou traumatisés s’adaptent à leur environnement aquatique.
Dans Vision aveugle, situé dans le même univers que « ZeroS », Peter Watts enferme deux sociopathes, une Intelligence Artificielle et quatre autres personnages augmentés, oscillant entre névrose et psychose, dans un vaisseau spatial. Il les envoie à la rencontre d’extraterrestres radicalement différentes. Cela donne un roman de Premier Contact renouvelant le genre et explorant le rapport entre intelligence et conscience, un livre impressionnant par son dévoilement progressif de l’impensable (qui du coup devient pensable).
Ce numéro, rigoureux, précis et dense comme à l’habitude, contient aussi un long article de Peter Watts, un guide de lecture pour s’y retrouver dans son œuvre, une nouvelle inédite de Christian Léourier, des critiques sans concession des publications récentes de science-fiction et de fantasy.
On signalera l’imperturbable rubrique « Scientifiction » dans laquelle des scientifiques auscultent rationnellement les créations les plus extravagantes de la SF. Cette fois-ci, les monstres. On y apprend qu’« il est génétiquement impossible […] d’obtenir un loup géant volant » et qu’« il est biomécaniquement inconcevable de faire se mouvoir hors de l’eau un crocodile de trente mètres de long ». Dont acte. S. O.
Bifrost est une revue trimestrielle publiée par les éditions du Bélial’. On peut se la procurer par abonnement ou sur le site de l’éditeur
Carbone, n° 3
Cette revue, « dédiée à la pop culture et la création littéraire, illustrée et interactive », présente la particularité d’être « transmédia ». Des numéros papier sont consacrés à un thème (n° 1 : « Cartes au trésor », n° 2 : « Maisons hantées »), mais Carbone est aussi un site internet proposant régulièrement des chroniques et des fictions, ainsi qu’une application mobile, ajoutant du contenu spécifique pour une expérience de « lecture augmentée ».
Ce numéro 3, consacré aux « Amazones », « explor[e] différents moments d’une histoire – celle du féminisme en pop culture –, à travers une série de portraits » de femmes réelles et d’héroïnes de fiction, qui « nous aident à mieux saisir les aspects multiples d’une lutte pour l’égalité et la liberté. Une vieille rengaine mais dont on doit encore chanter, et surtout inventer, les meilleurs tubes ».
Une part importante du numéro est dédiée au cinéma. Un long article examine le rôle des femmes dans la comédie, à partir de la screwball comedy des années 1930 et 1940 où, bien plus que dans les films « sérieux » soumis à la morale du code Hays, les personnages féminins et les actrices les incarnant pouvaient faire preuve d’indépendance, d’insolence, de personnalité, et tenir la dragée haute à leurs homologues masculins. De Katharine Hepburn et Claudette Colbert, l’article passe à leurs héritières plus contemporaines, telles Cameron Diaz ou Sandra Bullock, pour qui le rire est un moyen de s’affirmer en têtes d’affiche émancipées.
Les frères Wachowski, réalisateurs/réalisatrices de Matrix, devenues, par leur « transition », les sœurs Wachowski, offrent un autre exemple d’une représentation plus libre des genres au cinéma : « Androgynes tout en restant clairement sexués, les corps de Neo et Trinity […] sont l’écho charnel de leur capacité à transiter eux aussi d’un monde à l’autre à la vitesse de la lumière, la manifestation physique de ce super-pouvoir qui leur permet de transcender les conceptions binaires de l’espace-temps ».
On trouvera aussi des textes sur l’évidente Ripley d’Alien, mais aussi sur le personnage de Jodie Foster dans Contact, et sur Meijo Kaji, héroïne de films de sabre japonais des années 1970.
Carbone s’intéresse aussi à la bande dessinée. Ainsi qu’à la littérature, à travers des nouvelles, en particulier de Ken Liu, et un article de Xavier Mauméjean sur l’œuvre fascinante de l’écrivain et peintre naïf Henry Darger, où, sur des milliers de pages, tout au long d’une vie de reclus, il a mis en scène sept sœurs, les Vivian Girls, dans des « aventures, à la fois atroces et naïves », mélange « de l’Apocalypse selon Jean et du Magicien d’Oz ».
Une galerie foisonnante de femmes originales pour porter un regard sur « l’évolution des luttes féminines et des représentations qui vont avec dans le champ de la pop culture ». S. O.
Carbone est disponible en librairie et sur le site de la revue. Une application est disponible sur l’Appstore.
Trafic, n° 109
Normalement, on ne devrait plus avoir à présenter la « plus belle revue de cinéma » du monde, fondée par feu Serge Daney, Trafic… et pourtant, je tiens de l’un des membres de son comité de rédaction, Marcos Uzal, qu’elle rencontre des difficultés financières, qu’ils vont avoir du mal à continuer de payer les contributeurs (car la revue était l’une des dernières, en France, à le faire), etc. Les temps sont durs, très durs pour les revues ! La jeunesse ne veut plus payer pour lire. Il y a donc urgence… urgence à défendre ce qui se produit de mieux dans le domaine de la pensée de l’Esthétique du cinéma (avec un E majuscule). Trafic, donc : trafic des idées, trafic des continents (la revue est la plus internationale qui soit, et ce depuis ses débuts) ; titre pris à Jacques Tati ? Sûrement…
Il nous faut aller à l’essentiel : dans son numéro de l’hiver 2018-2019, le 108e, la revue, en plus d’un très beau dossier consacré à André S. Labarthe – 3 textes, dont un très réjouissant de Jean-Paul Fargier, « Jalousie d’André S/Z Labarthe » que je vous laisserai découvrir, tant son Z accolé au deuxième prénom de Labarthe vaut son pesant d’or (signifiant) –, consacre, pour la première fois de son histoire, un très important et stimulant dossier à la conservation et à la monstration du patrimoine cinématographique argentique (grosso modo : 117 années de production : de 1895 à 2012, année du basculement dans l’idéologie (car c’en est une – qui passera, comme toutes ses consœurs du passé…) au musée. Après un imposant silence sur ce sujet (on y refusa mes propres textes…), la bataille est lancée, in extremis (un remords de dernière minute ? et avant qu’il ne soit trop tard ?) : de Vienne à Harvard, en passant par Lisbonne, La Courneuve (où fonctionne le dernier laboratoire photochimique en région parisienne, L’Abominable) et Berlin, à peu près tous les conservateurs du septième art sont enfin d’accord : la conservation muséale du cinématographe reste à inventer ; comment se contenter du terme de « restauration » quand il s’agit dans 99,99 % des cas d’une simple reproduction numérique qui fausse l’œuvre initiale, faute de la transparence du ruban de celluloïd avec son effet-vitrail et du battement de l’obturateur ? (On pourrait s’entendre quand il s’agirait d’aller « récupérer » avec les nouvelles technologies 3 ou 4 photogrammes par trop altérés sur le négatif original.)
Comme dit Annie Le Brun dans son récent essai révolté, Ce qui n’a pas de prix, il s’agit pour les « nouveaux maîtres du monde » de reconfigurer la perception par insensibilisation des foules : « Désormais, il faut moins substituer le faux au vrai que légitimer le faux jusqu’à faire oublier le vrai » (ainsi, un ancien directeur de la Cinémathèque française devenue d’État, Serge Toubiana, a-t-il pu aller jusqu’à dire : « La technologie numérique insuffle une nouvelle vie au cinéma en le rendant plus visible à un niveau de qualité supérieur ») : quelle formidable OPA sur le monde sensible ! Mais cela, c’était avant que le directeur de la Harvard Film Archive, Haden Guest, se soucie de l’aura de toute « vieille » copie argentique d’un film (voir Walter Benjamin sur les vieux portraits photographiques à ce sujet) : « Cet enjeu paraît suffisamment légitime et prépondérant pour que la Fédération internationale du cinéma d’archive le soutienne. » Le musée (de cinéma) doit rester un « lieu-refuge » où l’on puisse partir à la « quête éperdue de ce qui n’a pas de prix » (un Vertov 1922 ou 1924, par exemple), et « pénétrer avec l’espoir d’y trouver une échappée » hors de la tyrannie du commerce globaliste. Sinon, ce n’est plus un musée… G. B.