Le soulèvement n’est pas qu’un geste

Désirer désobéir. Ce qui nous soulève est le premier tome de la nouvelle série de l’historien et critique d’art Georges Didi-Huberman après les six volets de L’œil de l’histoire. Cet opus rassemble une série d’articles écrits entre 2015 et 2017, en amont et en aval de l’exposition Soulèvements qui s’était tenue au Jeu de Paume en 2016. Le programme est à la fois alléchant et ambitieux : un « essai de phénoménologie et d’anthropologie – voire une poétique – des gestes de soulèvement ».


Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1. Minuit, 688 p., 28 €


Placé sous le triple patronage d’Henri Michaux, de Theodor Adorno et d’André Breton, qui inaugurent le texte, et de ceux, tacites, de Walter Benjamin et d’Aby Warburg, le titre pouvait faire espérer au lecteur ayant laissé Georges Didi-Huberman avec la geste martyrologique de Peuples en larmes, peuples en armes la possibilité d’une respiration, d’une trouée dans la noire forêt des désespoirs politiques de l’auteur. Las, c’est sur un suaire que s’ouvre l’ouvrage. La tonalité neurasthénique domine toute la première partie, en dépit même des promesses du titre : désirer désobéir.  Des reliquats de désir, des « lucioles », subsistent bel et bien dans les analyses de Didi-Huberman qui exhume de précieuses trouvailles, textuelles et iconographiques. Pourtant elles sont comme serties dans un long lamento d’impuissance.

Cette tonalité amère ne rend pas justice à l’extraordinaire traversée érudite à laquelle nous convie ce livre salutaire à bien des égards, formidable synthèse de la question du soulèvement au sein de la philosophie occidentale, articulée aux plus récents apports de la recherche en sciences sociales mais aussi aux « disciplines du sensible » que sont la littérature et l’histoire de l’art. Sous l’égide de trois figures principales, Walter Benjamin, Aby Warburg et Georges Bataille, Didi-Huberman met en dialogue une impressionnante bibliothèque dans une sorte d’all-star book des théoriciens et écrivains du soulèvement. Il exhume toute une littérature théorique et critique pour un temps écartée des études d’histoire de l’art et d’histoire littéraire et jongle d’une référence à une autre, des plus évidentes aux plus oubliées : Elias Canetti, Herbert Marcuse, Theodor W. Adorno, Antonio Negri, Spinoza, Michel Foucault, Furio Jesi, André Breton, Judith Butler, Jacques Rancière, pour ne citer qu’eux parmi cette populeuse bibliographie.

À ce titre, il est indispensable de ne pas se laisser décourager par l’atmosphère pesante d’antichambre funéraire que constituent les premiers chapitres. Car le livre se donne aussi sans doute comme un cheminement, qui parvient de plus en plus à lâcher les rives de la déprime d’un penseur étonnamment peu en prise avec les luttes sociales contemporaines, mais aussi, sur le plan de l’écriture et des objets, qui quitte une réflexion souvent hors sol, peinant à saisir les corps spectraux des soulèvements, pour avancer vers quelques chapitres lumineux vers la fin, qui se distinguent par leur aller-retour entre précision historique et portée théorique. On discerne de fait plusieurs strates dans cette compilation d’articles qui aurait sans nul doute gagné à être mieux éditée. Et pourtant, en dépit de ce cheminement vers ce qui a fait la force de Didi-Huberman, cette articulation complexe entre histoire des idées et mémoire des images, une impression de malaise persiste après la lecture.

« L’histoire sociale n’est pas de l’art » : ce rappel à l’ordre avait été formulé en 2016 par Philippe Artières dans sa virulente critique de l’exposition du Jeu de Paume : « la proposition de Didi-Huberman ne nie pas seulement l’histoire, elle livre de notre présent une bien étrange représentation : un monde résolument ethnocentré, hétérocentré, masculin, urbain… un monde où le sac en plastique et le sort des Palestiniens sont sur le même plan. Un monde dont Didi-Huberman supprime la violence ; on en viendrait à croire qu’il n’est pas de répressions, pas de massacres, pas de violence (1) ». En ce sens, il n’est pas anodin que l’écriture de la plupart des chapitres ait été contemporaine de cette exposition, que l’on peut dire ratée si l’on prend au sérieux son ambition de se dire « politique ».

Le malaise du lecteur tient aux objets mêmes que se donne l’historien de l’art ou plus précisément à la distorsion à laquelle il les soumet : « Avant même de s’affirmer comme actes ou comme actions, les soulèvements surgissent des psychismes humains comme des gestes : des formes corporelles. Ce sont des forces qui nous soulèvent, sans doute, mais ce sont bien des formes qui, anthropologiquement parlant, les rendent sensibles, les véhiculent, les orientent, les mettent en œuvre, les rendent plastiques ou résistantes, c’est selon. » Or c’est tout l’inverse : avant d’être des gestes ou des formes corporelles, les soulèvements sont des réactions à des situations d’oppression, de domination, à des entreprises de destruction et de négation de droits politiques et sociaux, des résultats de rapports de force politique, produits au sein de mondes sociaux. Tout cela disparaît comme par enchantement des analyses de Didi-Huberman, comme disparaît la violence politique, bien réelle pourtant, comme nous le rappelle chaque samedi si l’on en reste à la situation française. Foin de tout ceci, les soulèvements seraient des « gestes » qui surgissent des « psychismes humains ». Cette perspective n’est pas seulement erronée, elle conduit l’auteur à se perdre en des terrains mouvants et à agiter de poisseuses questions.

« Si le soulèvement est une puissance, de quoi est-ce donc la puissance ? » Voilà bien la question à laquelle visiblement Georges Didi-Huberman ne sait pas apporter de réponse. « Est-ce parce que l’évidence des soulèvements se révèle le plus souvent tragique et conflictuelle que, dans cette dialectique, le non l’emporte si régulièrement et si brutalement sur le oui ? Est-ce pour son urgence pratique ou pour son prestige théorique que le défaire l’emporte si souvent sur le faire ? » À force de ne vouloir voir dans les soulèvements que des gestes, l’auteur en vient à une position surplombante qui les transforme en postures de contestation ou de refus, méprisant le contenu de demandes précises et précisément politiques adressées par les « masses », les « multitudes » ou les peuples qui se soulèvent.

Car il n’existe pas de « formes » du soulèvement en dehors des mouvements sociaux dans lesquels il s’incarne. En dépit de similitudes trompeuses entre leurs formes, les demandes de mouvements contemporains comme le 15-M, la révolution tunisienne, la révolution égyptienne, la révolution syrienne, Occupy Wall-Street, Gezi Park ou la place Syntagma, tout en empruntant à une esthétique de lutte commune que l’on dira bien volontiers transnationale, étaient – est-il besoin de le préciser ? – bien différentes dans leurs demandes et leurs dynamiques de mobilisation. Et ces demandes étaient formulées en une clarté limpide. « Pain, liberté, justice sociale » en Égypte, par exemple. Réduire une demande de justice sociale à un désir infini de « défaire » est bien là le privilège et le confort de ceux qui ont tous leurs droits.

Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1

Georges Didi-Huberman © Jean-Luc Bertini

Et Didi-Huberman s’étonne, s’offusque : il y a des soulèvements de droite ! Cela veut-il dire qu’il faut condamner tout soulèvement ? Là encore, la vision à distance qu’il déploie se noie dans de fausses apories, et l’auteur le reconnaît bien volontiers quelques centaines de pages plus loin : « Voilà, en tout cas, de quoi nous prévenir que les mots “soulèvements”, “insurrection” ou “révolte” ne sauraient d’aucune façon donner des clefs – tels des mots magiques – pour tout ce qui touche aux désirs d’émancipation et, en général, à la constitution du champ politique. […] Où va donc la colère ? C’est une question qui ne dépend pas unilatéralement de la puissance que son torrent déploie ».

On oscille ainsi en permanence entre des développements très abstraits qui aboutissent incessamment sur la question de la perte et de l’impuissance, et ces moments qui surgissent comme des éclairs de lucidité auxquels s’accrocher. On objectera que l’époque n’offre rien de réjouissant et Didi-Huberman lui-même le reconnaît, analysant in fine, mais un peu tard, sa propre mélancolie en ces termes : « C’est comme si une part de la pensée émancipatrice, aujourd’hui, se laissait aller à quelque chose comme une mélancolie devant la “catastrophe en cours”. Comme si la pensée du politique avait pris, ou repris, un goût de cendre. Comme si cette pensée abandonnait peu à peu le terrain du gai savoir et de cette “ivresse” que Walter Benjamin avait su admirer dans la “politique poétique” des surréalistes, à la fin des années 1920. Comme si, enfin, nous devions nous abandonner à une version inversée – donc simplement rivale, symétrique et, peut-être, inconsciemment mimétique – du déclinisme revanchard et identitaire qui règne un peu partout dans les innombrables discours réactionnaires. »

En effet. À l’heure où la rage de destruction du libéralisme autoritaire menace les conditions de vie des plus vulnérables, où les scandales et mensonges d’État fleurissent, où la répression policière et judiciaire brutale d’un mouvement social comme les Gilets jaunes met en péril les libertés fondamentales, on se demande s’il n’y aurait pas urgence à sortir de la déploration. On objectera que ce n’est pas là le propos d’un tel texte. Oui, mais ce dernier manque également la question qu’il entend poser et qui mérite de l’être sur un tel sujet.

Quel rôle pour les disciplines du sensible ?

Car cet essai, qui tire les conséquences de soixante ans de critique dans les sciences humaines, est tout à la fois nécessaire, anachronique et en certains points dangereux. Il s’inscrit dans cette double lame de fond qui a vu la réhabilitation de l’émotion dans les sciences sociales et qui signe le retour des disciplines du sensible vers les questions politiques. Pourtant, il peine souvent à dépasser le cadre d’une réflexion hors sol et hors contexte qui flotte très au-dessus des dynamiques de mobilisation – critiques déjà formulées au moment de l’exposition du Jeu de Paume. La puissance des gestes, l’esthétique de l’action collective, les formes qu’elle fabrique, sont des objets ambigus et piégeux. Et si l’intelligence et l’érudition de Didi-Huberman lui permettent souvent d’esquiver brillamment ces questions à la faveur de quelques développements censés opérer comme des garde-fous, il ne cesse de tomber lui-même dans les pièges qu’il dénonce. L’auteur en appelle à une triple prise en compte, anthropologique, philosophique et sensible (poétique ou plastique), des soulèvements, mais demeure résolument au-dessus des soulèvements tels qu’ils s’incarnent dans les mondes sociaux.

Paradoxalement, l’écrit occupe peu de place dans les obsessions de l’érudit. À tout le moins l’écrit produit par les acteurs des soulèvements. Et c’est sans doute symptomatique : la fixation sur l’image et sur le geste conduit à occulter tout un pan de signification. Il y avait bien une section « Des mots » dans l’exposition, mais les mots y étaient traités comme des images, plutôt pour les formes qu’ils constituent que pour leur signification. L’abstraction totale du côté du contenu des revendications, sauf en de rares occasions, est le corollaire de l’angle mort sur le statut même des images produites par les soulèvements – hormis dans le chapitre « Images et sons à bout de bras ». De la même façon, Guy Debord est cité abondamment, mais Didi-Huberman semble ne pas tirer toutes les leçons de ce qu’il nomme « vinaigre radical ». La question de l’art et du spectacle est pourtant au cœur de la démarche de l’historien de l’art, guettée sans arrêt par la réification. Ainsi, le programme intellectuel appelé de ses vœux par Didi-Huberman n’est pas véritablement mis en pratique.

Dans le geste esthétique que dessine l’auteur et qui va de la perte à la perte, c’est bien le sens politique du soulèvement qui se dissout. Avant d’être geste, le soulèvement s’ancre dans des colères politiques qui ne tiennent pas tout entières dans l’économie funéraire et martyrologique des révolutions. Mohamed Bouazizi en Tunisie, Khaled Said en Égypte, ces morts inaugurales sont bien là, mais elles sont partie prenante de récits rétrospectifs des révolutions, elles y jouent le rôle de mythèmes qui ne se superposent pas complètement avec la réalité de la geste révolutionnaire. Il faut sans doute les analyser en tant que telles, et c’est l’un des rôles de la littérature et de l’histoire de l’art, mais celles-ci doivent être vigilantes. C’est d’ailleurs l’objet de l’autre livre de Didi-Huberman qui paraît cette année, Ninfa dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, magnifique analyse qui trouve son point de départ dans l’œuvre de Pascal Convert, Piétà du Kosovo, dans ses dialogues avec les images de crise produites par le photojournaliste Georges Mérillon. Si brillante soit l’analyse, c’est pourtant à nouveau dans la question du deuil que s’épuisent les images politiques de l’historien de l’art.

Certes, les martyrs jouent un rôle important dans l’économie émotive et pathétique des soulèvements, dans la mythologie révolutionnaire même. Mais avant l’enterrement de Pierre Overney en 1972, c’est bel et bien une grève générale qui a déclenché Mai 68. Pourtant, c’est tour à tour sur la perte, sur la déclaration d’impuissance des peuples, sur les échecs présentés comme inévitables de ces « déclarations d’impouvoir », en un mot sur les idées amères qui innervent et dénervent toute une pensée critique à gauche aujourd’hui, que l’auteur semble vouloir incessamment retourner. Les martyrs jonchent les révolutions et ils prennent toute la place du livre, mais à y bien regarder, et peut-être pas très loin, en ce moment même de l’autre côté de la Méditerranée, dans les manifestations algériennes c’est bien la vie et la jeunesse qui soulèvent les rues d’Alger, d’Oran, de Tizi Ozou… tandis que le pouvoir mortifère s’ancre résolument du côté de dirigeants cacochymes. Et sur les murs du côté nord de la Méditerranée s’étale ce slogan qui pourra sans doute interpeller le grand lecteur de Georges Bataille qu’est Georges Didi-Huberman : « Mais que fait la police ? Ça crève les yeux. »

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