Tragique anatomie

Ni récit ni roman, ni même véritable autobiographie, le livre de Maggie O’Farrell dresse l’inventaire bouleversant des dix-sept moments de son existence où l’auteure a frôlé la mort, la sienne ou celle de sa fille, à travers dix-sept parties du corps, dans un ordre qui ne doit rien à la chronologie conventionnelle.


Maggie O’Farrell, I am, I am, I am. Dix-sept rencontres avec la mort. Trad. de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy. Belfond, 252 p., 21 €


Dix-sept chapitres brefs – le plus long fait une trentaine de pages – dont l’implacable succession est à la juste mesure des épreuves subies par l’auteure. Maggie O’Farrell fixe d’entrée de jeu une règle précise qu’elle explique à sa mère : « J’essaie de raconter la vie de quelqu’un [elle-même bien sûr], mais uniquement à travers ses expériences avec la mort. » Les illustrations empruntées à des ouvrages médicaux – superbe graphisme de couverture (cœur rouge, vivant et fleuri dû à Cerise Heurteur) – rapprochent le roman des manuels d’anatomie en désignant clairement la nature du propos : dresser le répertoire des blessures infligées au corps, et donc au cœur et à l’esprit. Maggie a 8 ans, une douleur « parfaite » s’empare d’elle, « comme un esprit maléfique, comme un démon », c’est une encéphalite, elle se retrouve sur un lit d’hôpital. À une fillette qui parle haut dans le couloir, l’infirmière ordonne de se taire et explique : « Chut. Il y a une petite fille qui meurt ici. » Scène terrible parmi d’autres, égrenées dans ces pages douloureuses.

Anatomie, donc. Le cou, menacé d’étranglement par un assassin alors que la jeune fille se promène sur un sentier, puis près d’être tranché par une machette, au Chili, en 2002. L’auteure a longtemps pensé « qu’il n’existait aucun moyen de traduire avec une grammaire, avec une syntaxe, ce qui s’était passé ». Qu’elle se rassure, elle a trouvé sa grammaire et sa syntaxe, et de quelle manière ! Sans la sentimentalité qui pourrait parfois adoucir les angles, trahir les émotions, banaliser le drame : le pire des drames, celui de l’individu confronté à la quasi-certitude de son propre anéantissement. D’où ce livre-confession, à la fois mise en garde et formidable exemple d’énergie et de courage.

I am, I am, I am. Dix-sept rencontres avec la mort, de Maggie O’Farrell

Puis il y a Le ventre, cet organe complexe, siège de toutes les douleurs pour une femme enceinte – elle a 31 ans – qui fait l’expérience de « ne pas être considérée, ne pas être entendue, ne pas être crue » ; il y a les intestins – elle a 22 ans – attaqués en Chine par une amibe,  « une chose qui possède des griffes, des crocs et me veut du mal » et qui seront guéris par un remède de cheval ; il y a les poumons, à deux doigts de rendre leur dernier souffle quand elle saute dans l’eau du port – elle a 16 ans – alors que ses fonctions neurologiques sont déficientes ; il y a la colonne vertébrale, les jambes, le bassin, l’abdomen, la tête – elle a 5 ans, gamine « pas facile » – quand elle traverse la rue devant une voiture qui l’évite de peu, « le chrome rugueux du pare-chocs » lui fouettant la cuisse. On pourrait continuer l’énumération des organes.

De ses organes à elle, mais aussi de ceux de ses enfants. Par exemple, Les poumons, encore, de son fils qu’elle emmène trop loin du rivage alors qu’il ne sait pas nager. Ou bien ce dernier chapitre, intitulé « Ma fille aujourd’hui », qui est comme un condensé des joies et des peines les plus intenses. La joie d’abord, celle d’avoir un deuxième enfant, tant désiré, un vrai miracle. Mais « dans tous les contes de fées, tout vœu exaucé exige une contrepartie ». La petite fille est atteinte d’eczéma chronique, elle est allergique à une longue liste d’aliments, un seul d’entre eux peut déclencher un choc anaphylactique grave, voire fatal : elle a « une maladie potentiellement mortelle ». Alors commence « un jeu d’équilibriste, au bord du gouffre », une nouvelle vie où résonne en permanence « le bourdonnement du danger ». Il y a l’incompréhension des autres, leur hostilité, leur compassion de façade, toutes choses avec lesquelles il faut apprendre à composer, mais il y a aussi les « anges terrestres », ceux qui témoignent d’une véritable empathie et auxquels l’auteure voue une immense gratitude.

I am, I am, I am. Dix-sept rencontres avec la mort, de Maggie O’Farrell

Maggie O’Farrell © Murdo MacLeod

Comme Daniel (dans Assez de bleu dans le ciel, Belfond, 2017), Maggie O’Farrell met en route une « machine à remonter le temps » dont la porte a « toujours été un peu dure à ouvrir », et comme Rosalind, dans le même roman, elle pense que le pire vient toujours « de ce que l’on ne dit pas ». Alors il faut dire et, pour un écrivain, dire c’est écrire. D’où ce projet, très singulier, qui inaugure un pacte autobiographique d’un nouveau type. Nous sommes conviés à une navigation, au plus près des rives de l’au-delà, en particulier au plus près de ces « rochers noirs terrifiants » qui peuvent causer la perte d’un enfant.

C’est un domaine où l’on ne peut pas tricher, et Maggie O’Farrell ne triche pas. Elle décrit avec une précision chirurgicale – quel autre mot employer ? – les tortures du corps et les angoisses des âmes. Elle dresse des listes (maladies, soins, médicaments, attitudes, occupations…) avec un tel acharnement qu’il faut prendre sa méthode comme une façon de cerner le réel, de présentifier le passé. Il s’agit de toucher le lecteur, comme un boxeur touche ou « sonne » son adversaire. Sa navigation est celle de l’écriture, ce qui apaise « le bouillonnement persistant, continu » qui l’anime. Ce livre sur la mort, traversé par un grand vent d’effroi, est un hymne peu commun au courage et à la vie. En titre comme en conclusion, une même affirmation : I am, elle existe.

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