Orhan Pamuk, Prix Nobel 2006, dans son dernier roman, remarquablement traduit par Valérie Gay-Askoy, La femme aux cheveux roux, évoque deux Turquie à vingt années d’intervalle. La première partie de l’ouvrage relate la dure activité d’un puisatier qui doit s’enfoncer profondément dans la terre pour rejoindre une hypothétique nappe d’eau se refusant à jaillir. Il est flanqué d’un jeune homme de seize ans, Cem, qui travaille quelques semaines avec lui pour payer ses études. La seconde partie, deux décennies plus tard, conte les préoccupations de ce même Cem, devenu homme d’affaires brillant mais toujours culpabilisé par un crime involontaire qu’il a commis. Le bourg où il a perpétré son forfait est devenu, entretemps, un quartier d’Istanbul.
Orhan Pamuk, La femme aux cheveux roux. Trad. du turc par Valérie Gay-Askoy. Gallimard, 298 p., 21 €
Ce « petit bey » ignore que ce séjour de quelques semaines qu’il effectue auprès d’un artisan très qualifié, maître Mahmut, homme rude qui lui explique patiemment le métier, orientera toute son existence. Mahmut lui apprend à creuser un puits dont la profondeur devient dangereuse. La technique est rudimentaire : pelle, pioche et seau remonté au moyen d’un treuil manuel. À mesure que l’on s’enfonce dans le sol, à la terre se mêlent d’étonnants coquillages et des têtes de poissons pétrifiées qui attestent des transformations telluriques antédiluviennes. Cela porte à la réflexion. C’est peut-être pourquoi le tenace puisatier est aussi porteur d’une culture populaire qui fait de lui un conteur. Le soir, il raconte « avec flamme » des histoires « aussi instructives qu’effrayantes » qui affirment que « le monde souterrain, le royaume des morts et les tréfonds de la terre correspondaient à telle ou telle région particulière de l’Enfer ou du paradis ». Son pseudo-apprenti l’écoute car il se destine à devenir écrivain.
Toutefois, le creusement du puits ne reste plus la préoccupation première de Cem lorsqu’il rencontre une femme rousse de 33 ans, dont il tombe amoureux. Étonnamment, elle le remarque immédiatement et lui accorde ses faveurs. Le lecteur se doute qu’il y a là quelque chose d’intrigant… Cette femme est une comédienne ambulante, ancienne militante d’extrême gauche. Elle se produit à Öngören, triste ville de garnison dont le public n’est pas très lettré.
Se risquant dans ce théâtre mal famé, Cem attend de voir apparaître la femme rousse. Après une saynète tirée de Cyrano – il prend au début le personnage pour Pinocchio –, puis de Hamlet avec le crâne de Yorick, vient le sacrifice d’Abraham au cours duquel le patriarche, le couteau en main, tient de grands discours sur la relation père-fils et sur l’obéissance. Suit une scène, tirée de l’épisode du Livre des rois, poème épique écrit par Ferdowsi aux environs de l’an 1000, racontant l’histoire de l’Iran, depuis la création du monde jusqu’à l’avènement de l’islam. Elle montre un duel dans lequel, sans le savoir, Rostam tue assez traîtreusement son fils, puis sanglote de remords. Le drame suscite un long monologue désespéré de la mère de Sorhâb, interprété par la femme aux cheveux roux, qui bouleverse Cem et toute la turbulente et égrillarde assistance, qui soudain fait silence. Quand on saura que ce jeune homme (lorsque le puisatier lui demande de conter, à son tour, une histoire) choisit le mythe d’Œdipe, qu’il étire à la manière des films populaires turcs, il deviendra bien évident que l’ouvrage tourne autour de la relation complexe et ambivalente de l’amour/haine que se portent un père et son fils.
D’autant que le père de Cem a quitté le foyer familial pour cause de militantisme, d’attirance féminine et de prison. Cette référence à l’incarcération est l’occasion pour Orhan Pamuk d’évoquer discrètement l’année 1980 qui fut celle du coup d’État. Il se produisit à la suite du chaos économique (100 % d’inflation), social et politique (violences armées entre extrême gauche et extrême droite), et aboutit à l’abrogation de la constitution, à la dissolution des partis, à 650 000 gardes à vue et à 250 000 arrestations. Elles touchèrent naturellement les milieux de gauche et les syndicats jugés en grande partie responsables de la crise.
Ce fils sans père effectif s’attache au puisatier, qui a de l’affection pour lui. Mahmut demande à Cem pour quelle raison il lui a conté le mythe d’Œdipe. « Je ne sais pas », répond-il, en proie à un sentiment de culpabilité. Le puisatier, qui n’a guère apprécié le récit, en tire cependant une morale : « Finalement, tout s’est accompli selon ce que Dieu avait décrété ». Il ajoute : « Personne ne peut échapper à son destin ». À l’avenir, il se gardera de demander à son apprenti de lui conter des histoires… Comme il était prévisible, lorsque la profondeur de 25 mètres est dépassée, un grave accident survient. Cem, maladroitement, fait tomber le seau au fond du puits où se trouve Mahmut, croit l’avoir tué et s’enfuit… Il renonce à écrire et poursuit significativement des études de géologie. Le mythe et la légende vont assiéger son existence, et il comprend qu’il ne parviendra jamais, en dépit de ses efforts, à devenir une personne « comme tout le monde », la culpabilité étant inextinguible.
Istanbul a démesurément grandi, tant il est vrai que l’étalement urbain, dans l’esprit des « islamistes conservateurs », est signe de puissance. Les vautours de l’immobilier font main basse sur la ville et sa périphérie, obtenant des permis de construire quand ils savent s’entendre politiquement et financièrement avec la mairie… Cem devient patron d’une entreprise de construction florissante. Il se rend même en Grèce, pays dans lequel l’immobilier s’est effondré, et se retrouve au milieu de vertueux Allemands « venus acheter des biens au rabais ». Il n’a pas d’enfant, ce qui lui a appris « l’humilité et la mélancolie ». Il a appelé innocemment – croit-il – son entreprise du nom du héros de la légende iranienne, Sorhrâb, légende qu’il ne se lasse pas de relire. Lorsqu’il voyage à l’étranger, il visite les musées et contemple les tableaux et les enluminures qui l’évoquent. Il constate que l’Orient – peu riche d’images – a beaucoup portraituré le meurtre de Sorhrâb alors que l’Europe – avide d’images mais plus à l’aise avec les mots – n’a guère représenté Œdipe, et seulement dans son dialogue face au Sphinx (Ingres, Moreau). Il lit également Freud et Sophocle. C’est dire que ce mythe et la légende le questionnent. En particulier, il se demande toujours si la chute du seau qui a écrasé Mahmut était bien accidentelle et s’il s’est vraiment passé quelque chose.
Dans cette comparaison entre Orient et Occident, constante chez Orhan Pamuk depuis son premier roman, Cevdet Bey et ses fils (1982), il considère qu’Œdipe incarne le fils rebelle et individualiste, alors que Sorhrâb représente le fils soumis d’une famille patriarcale. Ainsi croit-il possible de définir les civilisations « à partir de leur conception des notions de parricide et de filicide ». Pour preuve, la femme rousse conte les multiples déboires que provoqua la tentative de jouer Œdipe, non seulement « pièce grecque » pour les nationalistes, mais surtout insupportable, eu égard à l’inceste, aussi bien aux abords des bidonvilles que dans les espaces militants de gauche. Injures, caillassages et incendie du chapiteau en témoignent… Il est vrai qu’en Turquie les invectives les plus proférées commence par « ta mère… ».
La troisième partie du roman est écrite par la femme rousse qui nous donne les clefs de cette histoire et narre le retour de Cem sur les lieux du « crime » en compagnie d’un jeune intégriste religieux écorché vif. Le puits demeure miraculeusement intact, dans ce qui est devenu un quartier banal et anonyme. Cem confie alors qu’à mesure qu’il creusait, il avait « le sentiment que nous avancions moins vers le monde souterrain que vers la voûte céleste, et que nous déboucherions sur les sphères divines et angéliques ». Nonobstant, comme Œdipe et Sorhrâb, Cem n’a pu maîtriser son destin qui s’est écrit à son insu. Il fut le jouet de circonstances dont il ne percevait que l’écume, et pour lui, tragiquement, « la vie rejoue la légende ». Précisons que l’écriture du roman, même dans les moments les plus aigus, reste distante, évitant pathos et mélodrame.
Cette femme, pivot de l’histoire, n’est pas rousse naturellement mais « de sa propre initiative ». Elle a choisi cette couleur provocante, considérée comme celle des « mégères intraitables » en Occident et des prostituées en Turquie, pour affirmer son indépendance et, elle ne le cache pas, pour attirer l’attention. Cette rousseur, Cem l’a remarqué, est aussi celle de Silvana Mangano qui joue Jocaste dans l’Œdipe roi de Pasolini. Cette femme nous éclaire aussi sur une énigme qui ne manquait pas de surprendre le lecteur : comment Cem, que son « crime » avait détourné de sa vocation, était-il parvenu à écrire les deux premières parties du roman ? Il se pourrait que, même si les désirs assassins réciproques entre un père et son fils s’imposent fortement, la nécessité du lien filial, éternellement, les domine. Le désir d’« un père fort, ferme et constant » vient peut-être sans cesse du « besoin d’entendre que nous ne sommes ni coupables ni pécheurs ».
Mentionnons que l’ouvrage paraît en France au moment où la mairie d’Istanbul échappe à Erdoğan qui fit de cette ville, grâce au BTP, le nerf de la guerre de sa machine politique. Orhan Pamuk ne manque pas, comme dans son roman précédent, Cette chose étrange en moi, d’évoquer une ville qui perd de son âme du fait des constructions proliférantes et des embouteillages monstres qui empêchent Cem d’arriver à temps au chevet de son père mourant. Tout ceci sur fond d’affairisme forcené, de corruption, d’usines délocalisées et de clivages sociaux opposant tenants de l’Occident – censés être prétentieux, individualistes et ne croyant pas en Dieu « pour ne pas faire comme tout le monde » – et nationalistes islamistes qui cherchent à faire disparaitre les femmes aux cheveux roux qui portent des minijupes et sont cultivées. Il suggère, au passage, que, contrairement à la Turquie, l’Iran « n’oublie pas ses poètes ». Quant à la culpabilité permanente, elle est inévitablement celle de tous les artistes vivant sous des dictatures…
Pour accompagner la lecture de cet ouvrage, il peut être roboratif de pousser les portes du très beau musée Jean-Jacques Henner, à Paris, qui consacre une exposition à la rousseur, avec des tableaux de femmes aux chevelures de feu.