Mauvais garçon, assassin, ivrogne, débauché, le Caravage fait partie de ces artistes dont le seul nom suffit à évoquer autre chose que leur œuvre. Yannick Haenel réinscrit l’aventure d’un peintre dans ses tableaux, raconte celle d’un écrivain en son miroir, et incite le lecteur à vivre la sienne.
Yannick Haenel, La solitude Caravage. Fayard, « Des vies », 336 p., 20 €
Jérémie Koering, Caravage, juste un détail. Éditions de l’INHA, 60 p., 8 €
Dialoguant explicitement avec des auteurs – Melville, Bataille, en particulier –, les livres de Yannick Haenel entretiennent aussi des rapports singuliers avec d’autres arts que la littérature. À mon seul désir se déroulait devant les tapisseries de la Dame à la licorne, Je cherche l’Italie parcourait les fresques florentines, Tiens ferme ta couronne se terminait devant le retable d’Issenheim [1]. Quant à La solitude Caravage, son horizon avoué est de se dédier entièrement à la peinture, au mystère qui persiste dans sa contemplation, à la pensée ouverte par le silence d’un tableau. Son récit prend la forme de pérégrinations ferventes, de musée en musée, de livre en livre. En dépit de sa frénésie, l’écrivain prend le temps du regard et de la lecture, à l’écoute des toiles du peintre et de l’importante bibliographie concernant sa vie brûlée par les deux bouts, de 1571 à 1610.
Plutôt que de réaliser une étude, Yannick Haenel souhaite « préciser une émotion ». Entre l’enthousiasme désintéressé de l’amateur et l’insolent détachement du non-spécialiste, il contourne la vulgate (le Villon des peintres) et les éléments attendus (le clair-obscur, la vie profane dans la peinture sacrée), en soulignant certains pans biographiques de Michelangelo Merisi da Caravaggio (la peste qui tue son père et pousse la famille hors de Milan, la balafre qui défigure son visage avant sa mort). La solitude Caravage comporte aussi de belles pages sur la défiguration ou la place des morts dans l’œuvre, avec des intuitions fulgurantes – et si certains tableaux étaient peints avec la matière des morts ? et si la décollation qu’ils montrent souvent n’avait pas quelque chose à voir avec « perdre sa tête », ou « n’en faire qu’à sa tête » ? Surtout, le livre replace la violence du « seul peintre de cette ampleur à avoir commis un crime » du côté de l’existence et de l’éthique à travers l’aventure d’une vie d’artiste. Mais, de manière assez surprenante pour un livre paru dans une collection intitulée « Des vies », la biographie proprement dite commence après seize chapitres. Apparaît ici une question qui pourrait sembler paradoxale au strict biographe : « tout cela est-il racontable ? »
Le projet de La solitude Caravage semble ailleurs. Et pour cause : ce livre est né autrement. Si le premier récit de Yannick Haenel mettait en scène l’internat militaire de son adolescence [2], il ne racontait pas l’événement qui y avait eu lieu concernant la peinture : la découverte de Judith. Ou plutôt, ce qui n’avait pas eu lieu, l’enfant n’ayant pas vu que Judith décapitait Holopherne. La reconnaissance de cette mise à mort occultée, mais primitive, n’a lieu que plus tard, à l’âge adulte. L’événement est fort, et original : il met en scène la naissance d’une vocation littéraire à partir d’une émotion picturale, la découverte du désir à partir d’une image. Le livre recommence à partir de cette deuxième vision. Il va procéder ainsi, par redécouvertes, ré-apprentissages, reformulations de « l’expérience intérieure » bataillienne qui a lieu dans la peinture de Caravage. C’est l’expérience de l’homme qui peint comme de l’homme qui regarde, c’est l’émotion d’une vérité qui surgit de la nuit de l’atelier et de la nuit des tableaux. « L’ordre donné à la nuit », pour reprendre le titre du beau livre de Claude Esteban [3], consiste peut-être à les rassembler, jusqu’à l’indissociable.
La vie de Caravage, métaphore de la rupture avec le confort individuel et la contrainte sociale, est une vie d’aventurier au sens que Guy Debord donnait à ce mot : « celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent ». En le reprenant, Yannick Haenel rappelle que la principale aventure du Caravage fut de peindre, que son aventure n’eut pas lieu à la taverne, mais en peinture. Bien qu’il mentionne Nicolas Poussin et Francis Bacon, il ne dit pas s’il considère que c’est le cas de tout peintre. On le devine. Un artiste est un aventurier parce qu’il fait advenir la vie, y compris la sienne, par le cœur mis à l’ouvrage. Peintres et écrivains ont ceci en commun, et pourtant un tableau ne saurait néanmoins faire de cette expérience un récit – « il faut en passer par de la littérature » : « il faudrait une écriture qui sache faire entendre la vie et l’œuvre, les deux à la fois, et le point fou qui les accroche ».
En racontant l’écriture de ce livre comme un voyage, Yannick Haenel redouble l’aventure de Caravage par la sienne propre, à la découverte émerveillée des tableaux et de leurs détails. Celle-ci n’a rien d’autotélique, car La solitude Caravage poursuit la recherche engagée par les livres précédents d’un point de déséquilibre où dans un art de vivre la sensibilité, l’imagination, la mémoire, arrachent leurs droits à l’amenuisement du monde par sa mise en technique et en boîte : « Il y a dans la peinture un élargissement de la délicatesse qui s’oppose à la perte de sensation dont les vivants sont devenus l’objet : ressentir avec subtilité n’est-il pas devenu aussi précieux que rare ? Le monde s’efface à mesure que ses couleurs trempent dans une indistinction qui est la véritable agonie de l’humanité ; pas besoin de proclamer une fin du monde ou de pressentir des apocalypses spectaculaires : le monde se rétrécit à travers son incapacité de plus en plus marquée à se dire. »
Il y a beaucoup d’éléments importants dans cette variation. L’auteur semble avoir voulu tout y mettre, comme le Caravage mettait tout dans ses tableaux, l’obscur et le clair, le profane et le sacré, l’homme et Dieu. Elle a néanmoins deux grandes lignes d’interprétation, deux motifs présents aussi dans les fictions de Yannick Haenel, mais traités ici de manière plus contrainte – à partir d’une œuvre extérieure et passée – et, notamment, moins comique : l’essai s’y prête moins que le roman. La première est une réflexion sur le crime et la vie digne d’être vécue. Peu à peu, les tableaux du Caravage racontent des mises à mort, suggèrent la désignation de leurs témoins, et nous posent une double question implacable, yeux dans les yeux : « Qui a le droit de vie ? Qui a le droit de mort ? » La seconde porte sur la possibilité d’une expérience contemporaine du monde, l’espérance des médiations des œuvres d’art pour contourner, tout en la connaissant, la « pauvreté en expérience » que Walter Benjamin appelait la modernité. La question est encore plus prégnante que dans les années 1930. L’histoire de nos modes de vie mène à de moins en moins d’expérience de la réalité du monde, de sa violence, de sa destruction permanentes : nous ne sommes plus habitués à des cathédrales qui brûlent. Les émotions vivantes procurées par la peinture et par la littérature s’en révèlent d’autant plus précieuses. Au lecteur de reprendre vie.
Au même moment que La solitude Caravage est sorti Caravage, juste un détail, court essai dans lequel l’historien de l’art Jérémie Koering s’interroge sur l’apparition d’une silhouette de phallus dans le tableau Les tricheurs. Il est intéressant de lire les deux ouvrages en parallèle, tant les approches diffèrent, tant la ferveur de l’une dissone avec le doute précautionneux de l’autre, qui commence par dire : « rien de tout ce qui suit n’a force de certitude ». Là où Yannick Haenel place le Caravage du côté de la spiritualité et de l’éthique, Jérémie Koering, de manière peut-être moins iconoclaste, observe sa dimension transgressive dans l’art et dans la société. Plus qu’à propos d’une corrélation entre le « caractère irrévérencieux » du motif décelé avec le « tempérament grossier » du peintre, le questionnement sonne assez juste lorsqu’il soulève la zone floue qui relie une subjectivité à une œuvre, et nous dirige vers les propriétés hallucinogènes du grand art. L’aventure de l’écriture consiste à se demander comment tout cela est racontable.
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Argol, 2005 ; Gallimard, 2015 et 2017.
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Les petits soldats, La Table Ronde, 1996.
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Verdier, 2005.