Densité 1938

Parmi de nombreuses parutions fascinées par les années 1930 dont les ressemblances avec notre époque sont relevées par de nombreux auteurs, Hélène Cixous et Michaël Fœssel sortent deux ouvrages consacrés à l’année 1938, qui présentent à la fois des questionnements communs, notamment quant à la force de la littérature pour dire les mouvements de notre époque et de sa mémoire, mais aussi des divergences radicales de compréhension de ce que 1938 a à dire à notre présent.


Hélène Cixous, 1938, nuits. Galilée, coll. « Lignes fictives », 150 p., 20 €

Michaël Fœssel, Récidive 1938. PUF, 178 p., 15 €


Une date à nu, ce peut être beaucoup de choses. Réflexe pavlovien d’écolier apprenant son 1515, enfers circonscrits et forclos par 14 et 18 ou 39 et 45, épopée des cent jours, événement-foudre des 11 septembre ou 13 novembre… Une date est souvent un bien commun qui parle collectivement. Résurgence spectrale et ambivalente d’un passé proche et lointain, 1938 n’est donc pas une date : on dit Munich et Kristallnacht, non 30 septembre et 10 novembre 1938. Pour les auteurs qui ensemble se jettent à l’eau déchaînée de cette année, 1938 est un signe, une polysémie à explorer, et une histoire à redécouvrir. Tout sauf une évidence partagée contenue dans le chiffre d’une date, 1938 est l’angle mort d’une époque dont l’histoire, pourtant, envahit notre présent sans discontinuer depuis au moins un demi-siècle.

Après d’autres livres récents, dont l’étude par Daniel Schneidermann des réactions de la presse internationale face à la montée de Hitler (Berlin, 1933, Seuil, 2018), Hélène Cixous et Michaël Fœssel font à leur tour le voyage de 1938, proposant deux compréhensions possibles de cette année d’avant la catastrophe, depuis notre présent fébrile dans la crainte de ce qui pourrait arriver. Ces deux parutions simultanées qui, hormis leur titre, n’ont guère de point commun, disent l’unisson d’un air du temps intellectuel où l’époque scrute son aînée de quatre-vingts ans en quête d’un sens introuvable.

Michaël Fœssel, Récidive 1938

Les divergences entre Cixous et Fœssel ne doivent pas faire oublier certains parallèles : l’approche résolument littéraire et subjective de l’écrivaine et du philosophe, ramassée dans des livres courts et en quête d’une prose percussive qui ont plus en partage qu’il n’y paraît, malgré l’humilité faussement neutre de Fœssel et le lyrisme coutumier de Cixous. Cette lointaine convergence formelle interpelle un certain échec, ou du moins une certaine limite, de formes plus savantes et en quête d’objectivité, comme si à leur manière les deux auteurs nous disaient en creux l’impossibilité d’en venir à 1938 par les chemins académiques. Moins surprenant chez Cixous, ce parti pris formel touche à une radicalité assumée chez Fœssel qui en fait l’instrument premier de la réussite de son livre, soutenu par un je omniprésent et à hauteur de claviers, nous racontant son immersion dans les logiciels de la Bibliothèque nationale, « un peu étonné d’apprendre », un je qui remarque, est surpris, se souvient, trouverait « irrespirable » l’atmosphère de 1938 n’étaient certains courages. Évacuant toute référence savante ou historique, reléguant le dialogue philosophique à quelques implicites distillés çà et là, Récidive 1938 parvient à créer un autre objet, franchement inédit, qui est celui d’un vrai voyage temporel dont l’auteur est le héros autant que le machiniste, racontant ensemble le dispositif littéraire et les conclusions historiques.

Ces deux usages conjoints de la littérature sollicitent notre présent avec force, ouvrant des interrogations auxquelles ils savent ne pas répondre, dont la première entrelace la question mémorielle et historique à travers des sujets constamment au cœur de l’écriture. Cixous part en quête, pour la quatrième fois, de son histoire familiale tragiquement marquée par sa grand-mère juive présente à Osnabrück en cette année 1938. Fœssel entame sa réflexion par l’évocation d’un éditorial fascinant d’ignominie de Je suis partout daté du 23 juin 1944, dans lequel le journaliste affirme la victoire de son fascisme, de sa collaboration, de son antisémitisme, et oblige près d’un siècle plus tard Michaël Fœssel à une introspection douloureuse : « il m’a obligé à reconnaître qu’il n’avait pas tout à fait perdu. Il a fait de moi un héritier du nazisme ».

Dans les deux cas, 1938 commence par une agression faite au fondamental de chaque écrivain, cherchant dans l’instant précédant immédiatement le cataclysme les racines profondes de ce qui les a agressés, cherchant dans ce juste-avant pourquoi se joue pour eux quelque chose d’aussi essentiel, intime. Douleurs et interrogations communes qui se poursuivent dans des textes de plus en plus discordants, les confessions de Cixous et de Fœssel mettent en lumière des conceptions presque irréductibles de cette histoire en 2019 – et la comparaison des deux ouvrages rappelle que ce ne fut pas toujours le cas dans la France intellectuelle récente. Question subsidiaire : que s’est-il passé pour que l’histoire qu’implique 1938 soit de moins en moins l’objet de consensus ?

Michaël Fœssel, Récidive 1938

Berlin en 1938 par Willy Pragher

Ces histoires de la Seconde Guerre mondiale et de ses avant-veilles qui ne se rejoignent plus témoignent de fossés générationnels et personnels évidents : Cixous raconte encore le 1938 du crescendo insoutenable de la destruction des Juifs ; Fœssel l’évacue pour chercher à dévoiler ce que pouvaient penser les Français des événements qu’on leur présentait à la même date. Cixous narre une histoire intime adossée à une histoire juive allemande ; Fœssel raconte une histoire politique dont 1938 est avant tout un laboratoire. Cixous évoque un temps aboli à l’unicité aussi atroce qu’impérieuse, là où Fœssel cherche à penser la récidive, c’est-à-dire la possibilité que ce temps soit comparable à d’autres. À ce titre, ces deux 1938 montrent les lignes de partage qui font de 2018-2019 des dates moins immuables qu’il n’y paraît : Hélène Cixous écrit depuis un présent héritier des œuvres de Hannah Arendt, Raul Hilberg, Paxton, Poliakovou Primo Levi, et toutes celles et tous ceux qui ont imprimé un certain mouvement, une mémoire au long cours de la période. Le présent d’Hélène Cixous est plutôt celui de Dora Bruder, où l’écriture cherche à fouailler la terre de mémoire de 1938 pour essayer de voir ce qui peut être sauvé, ramené au récit, dans une lutte contre ce temps-là. À l’inverse, Michaël Fœssel, sans rien renier de ces héritages, inscrit son livre dans un présent tout autre : celui des Gilets jaunes qui conclut le livre, et, avec lui, des discours politiques de notre temps, celui des événements honteux de notre époque dont la récidive signe une « analogie » avec 1938.  Chaque auteur invente alors son 1938 depuis deux contemporains disparates.

Celui de Fœssel est le plus neuf et le plus pénétrant. Sa forme « neutralisée » conduit le livre à chercher dans les journaux de 1938 des variances de discours, de morales, de défaites  permettant de penser notre actualité dans un propos qui écarte à merveille et en toute simplicité l’impossibilité scientifique de comparer historiquement deux périodes. Loin, bien loin des recherches historiennes qui invalideraient son propos et que Fœssel ne cite jamais – mais dont on présume qu’il les connaît fort bien –, Récidive 1938 les redécouvre pourtant avec une naïveté feinte mais jamais pesante : la lucidité morale et politique de certains conservateurs (Kerillis, Bernanos, Duhamel), la lucidité inaudible des communistes (L’Humanité) ou de certains intellectuels plus consensuels étrangement réunis par l’incompréhensible confusion de l’époque (Aragon signant avec Bernanos et Montherlant un signal d’alarme publié dans Marianne).

Tout cela est bien connu, mais Fœssel parvient à le redécouvrir à la lumière obscure de son 2018, égrenant des parallèles qu’il déploie avec une insistance toujours fine et percutante. Ne jugeant jamais les hommes et les femmes de 1938 à la lumière de leur effroyable postérité, il montre et décrit. Ce consensus inquestionné autour du refus des réfugiés de 1938. Cette dénonciation des institutions démocratiques que, de gauche à droite, beaucoup appellent à réformer ou à abolir. Cette inversion hallucinée du langage, dans la presse de droite comme d’une certaine gauche, qui fait de Hitler le « champion de la paix » après un discours du 30 janvier 1939 dont personne ou presque ne cite l’explicite prophétie annonçant pour la première fois si clairement le projet de destruction des Juifs. Ce Daladier ni de droite ni de gauche, que louent fascistes et bourgeois, qui envoie la police réprimer les ouvriers. Cette république plus tout à fait démocratique, détruite par des hommes politiques ne jurant que par les mots désormais creux de liberté, progrès, humanité.

Michaël Fœssel, Récidive 1938

Tout le livre dessine une analogie effroyable qui, sans s’autoriser d’équivalences forcément grossières entre aujourd’hui et jadis, pose avec une âpreté sidérante une question déjà éliminée jadis et encore aujourd’hui : nous sommes à la veille de quoi ? quel 1940 analogue sera notre futur immédiat ? Question qui n’est pas prophétique, mais bien plutôt appel au courage qu’eurent certains, minoritaires, dans un climat de « défaite morale » dont le livre diagnostique la récidive et éclaire la difficulté d’appréhension pour les contemporains de l’avant-guerre.

Michaël Fœssel invente une façon de ne pas faire de l’histoire et construit avec son 1938 un drôle d’objet pour un drôle de livre, qui par ironie ne fera sans doute pas date mais caractérise une remarquable et salutaire volonté d’armer intellectuellement ses lecteurs. Les nombreux tours de passe-passe qui font fonctionner le livre apparaissent bien vite comme des tours de force, parvenant à nous placer en 1938 d’après notre époque qui en fait la récidive, pour nous mettre en demeure face à ces mots pouvant habiter les deux dates : « désormais, personne ne s’aperçoit de rien quand il y a une grève générale » ; « Après un tel tourbillon d’événements, le pays aspire au calme. Il voudrait que plus rien n’arrive ».

Cette confusion des temps mise au service d’un éclaircissement des idées et des situations fait de cette récidive une prouesse dont la nécessité est d’autant plus sensible lorsqu’on la met en rapport avec les nuits d’Hélène Cixous, qui installe elle son lecteur dans une langue et une histoire qui ne sort pas des sillons déjà tracés par elle-même et par d’autres. Si l’on doit percevoir ces deux livres comme des métonymies des époques concernées, ils schématisent des usages de la littérature, de l’histoire, de la pensée et de l’intimité qui coexistent de facto aujourd’hui et peuvent s’affronter. Un usage en quête de majuscules et évènement, d’Unique, d’Histoire, dans lequel les nuits de 1938 triangulent ce quelque chose (Etwas) qui se passe, l’événement raconté et le livre racontant pour faire émerger de l’Unique : « car ce fut le temps Unique dans l’Histoire, certains ont tout oublié, certains se souviennent de chaque minute de l’Unique, personne ne sait avec exactitude ce que c’est qu’oublier, ce que les souvenants oublient, ce que les oubliants n’oublient pas, combien de temps dure l’oubli, le souvenir ».

Face à Cixous et cette poétique actuelle quoique datée, au sens le plus descriptif de la date, Fœssel affirme au contraire les comparaisons possibles et les spectres habitant les temps qui s’écoulent. Il n’est aucune de ces deux histoires qui vaut plus que l’autre, mais le fantôme de 1938 chez Fœssel effraie et touche à quelque chose d’inusité, qu’Hélène Cixous ignore dans son livre. La leçon des deux livres est, en particulier, de ne pas oblitérer l’une au profit de l’autre, et il est salutaire de constater que notre contemporain est de nombreux temps ; mais le livre de Michaël Fœssel nous apostrophe comme peu de pensées savent le faire. Livre de l’époque, amené à vieillir avec elle, il signe et crée une histoire qui arme ses lecteurs pour s’inventer des lendemains sans récidive.

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