Dès le XIXe siècle, des milliers d’Européens ont émigré en Amérique du Sud, fuyant la pauvreté ou les persécutions. Le Brésil, par exemple, accueillit quantité d’Allemands, dont le nombre grandit encore dans les années trente du siècle dernier alors que le régime hitlérien s’installait, puis se propageait. Parmi ces nouveaux émigrés, la grand-mère du narrateur des Deux vies de Sofia, roman signé Ronaldo Wrobel, qui se situe précisément au point de rencontre de deux cultures ayant transformé au fil des années une jeune Allemande en « Mamie » brésilienne qui, malgré son grand âge, ne perd rien de son expertise à dissimuler, à jouer et à tromper son monde.
Ronaldo Wrobel, Les deux vies de Sofia. Trad. du portugais (Brésil) par Hubert Tézenas. Métailié, 224 p., 18 €
Le roman de Ronaldo Wrobel s’ouvre sur la découverte à Hambourg, en 2008, d’un bunker enseveli dans lequel dorment depuis la guerre des documents comptables à l’en-tête d’une banque « bien connue en ville » : du travail en perspective pour la juge Julia Kaufmann, chargée d’inventorier les papiers et de retrouver les descendants des personnes mentionnées, devenus héritiers naturels de biens en déshérence depuis 1945.
Mais le récit nous propulse immédiatement cinq années plus tard, au Brésil. Ronaldo, le narrateur, rend visite à sa grand-mère Sofia qui vit depuis plus de soixante-dix ans à Copacabana, dans une maison arts déco. On remarque que Ronaldo Wrobel a donné son propre prénom au petit-fils de Sofia : est-ce seulement pour brouiller la traditionnelle distinction entre l’auteur et le narrateur ? Peut-être, mais ce jeu de masques malicieux constitue aussi un indice pour le lecteur attentif qui découvrira bientôt « la fable de la ville masquée » dans un roman où les choses ne se passent pas comme prévu, où la vérité ne cesse de se travestir, et où d’autres indices sont soigneusement disséminés – à moins qu’il ne s’agisse de leurres ?
« Ronaldo », donc, est adoubé par Sofia pour devenir sa plume : « Un jour, mamie m’avait dit qu’il y aurait de quoi écrire un livre sur sa vie, signé par moi parce que j’étais le seul à mériter ‘’la vérité’’. Quelle vérité ? » : voilà le récit sur ses rails, mais voilà aussi le lecteur prévenu.
On se demande d’emblée si la vieille dame a encore toute sa raison : son petit-fils la retrouve dans une situation pour le moins insolite, poussant la romance juchée sur un tabouret de bar, caricature de Marlene Dietrich… Sans doute l’auteur peut-il légitimement, dans la pure tradition sud-américaine, se permettre un excès et grossir le trait, transformant une grand-mère de quatre-vingt-quinze ans en une Ma Dalton toujours prompte à l’action, ne lâchant jamais sa cigarette… On aurait tort pourtant de la croire définitivement gâteuse !
Il faut dire que les situations cocasses jalonnent le roman, à commencer par le récit des conditions dans lesquelles Sofia fut conçue dans un hôpital militaire de Bruxelles, en 1918 – qu’il faut laisser au lecteur le plaisir de découvrir. Le roman est enlevé, agréable à lire dans la traduction d’Hubert Tézenas. Il se présente comme une succession de sauts dans l’espace et dans le temps, alternant entre l’année 2013 et les années 1930, passant du Brésil à l’Allemagne, celle d’aujourd’hui et celle d’Hitler où Sofia vécut sa jeunesse, et offrant même une petite incursion en Suisse. Le narrateur et sa vieille Mamie vont-ils récupérer aujourd’hui le trésor provenant de bijoux légués par lettre à Sofia, mais abandonnés sur place au moment du départ précipité de cette dernière, en pleine Nuit de cristal ?
Les rebondissements ne manquent donc pas, comme il sied à un bon thriller qui ménage le suspense et débouche sur une fin inattendue. Mais c’est aussi l’occasion d’explorer l’Histoire, les événements tragiques qui conduisirent sur le chemin de l’exil Juifs et demi-Juifs ainsi que nombre d’opposants « aryens » à Hitler – du moins alors qu’il en était encore temps, avant que la persécution organisée ne s’abatte inexorablement et que les chemins de fuite ne se ferment l’un après l’autre au fur et à mesure de l’avancée des troupes nazies. Heureux, ou presque, ceux qui avaient réussi à mettre un océan entre eux et l’enfer !
Ce n’est pas tant l’originalité du sujet qui frappe, même si le roman est bien documenté et peut-être basé sur des événements familiaux ou personnels, mais plutôt la manière dont l’auteur incorpore l’Histoire dans l’économie générale de son récit pour lui donner l’épaisseur de la vraie vie, qui respire allègrement à travers sa création toute littéraire. « À quel moment survient la perte ? Oui, le millimètre existe à partir duquel l’amour se dissipe, la chute devient fatale, le voyage impossible », déclare Sofia à son petit-fils dès le début du roman, s’empressant d’ajouter : « Oublier les choses peut être un privilège. J’adore ne plus savoir qui je suis ». L’essentiel est dit, mais comme incidemment et de manière fragmentaire, car jamais la vieille dame ne s’appesantit sur ce qu’elle pense vraiment, préférant laisser son interlocuteur (et du même coup le lecteur) à ses doutes et à ses interrogations.
Le récit s’abstient de toute grandiloquence, ni trop sérieux ni trop frivole. Une pointe d’humour ou une remarque loufoque vient souvent à point pour désamorcer un accent trop pathétique, trop propre à susciter la compassion du lecteur. Est-ce encore la culture sud-américaine qui a conduit l’auteur à mélanger les tons comme un peintre les couleurs, affirmant la joie et la volonté de vivre jusque dans la contemplation de la mort ? Roman baroque, roman d’aventures, roman historique, roman noir où ne manque pas même le traditionnel cadavre : Les deux vies de Sofia, c’est tout cela à la fois. Mais c’est aussi un roman d’amour, un amour malmené par les événements, certes, mais quatre-vingts ans plus tard l’amoureux de Sofia n’a pas encore abandonné l’espoir de la retrouver…
C’est surtout, occupant le cœur du roman, l’histoire de la belle amitié de jeunesse, fusionnelle, qui lie la demi-Juive Sofia, prête à tout pour se procurer de quoi vivre, à la « pure aryenne » Klara, passionnée par la mode et qui monte et dirige brièvement avec sa mère Martha une maison de couture ayant pignon sur rue à Hambourg, jusqu’à la catastrophe de novembre 1938. Une jeune fille douée pour le dessin, dotée d’une rare capacité de mémoire. Dommage pourtant que cette jeune Allemande ait la mauvaise idée de s’éprendre d’un officier SS qui l’abandonne dans des conditions sordides ! Il est vrai qu’il va le payer cher. Mais, en dépit des vicissitudes et de la violence quotidienne de ces années, rien jamais ne vient séparer durablement les deux amies, comme si l’une ne pouvait rien sans l’autre, vivait dans et par l’autre : une osmose telle qu’elle pourrait bien se révéler plus forte que la mort.
Les deux vies de Sofia est le deuxième roman de Ronaldo Wrobel traduit en français et publié aux éditions Métailié. Son intrigue habilement conduite distille l’énigme tout en plongeant le lecteur dans les noirceurs de l’Histoire, de quoi sans doute alimenter un bon scénario… Si les chats ont sept vies, pourquoi Sofia n’en aurait-elle pas deux ? Est-ce seulement parce qu’elle est passée d’Europe en Amérique ? Le titre original, « Le roman inachevé de Sofia Stern », laisse le destin de l’héroïne en suspens, mais le titre français a pour lui le mérite de pointer l’aura de mystère qui l’entoure.