Philosophie du témoignage

Un livre fondamental paru au printemps 2018 est resté sans écho: La grande coupure. Essai de philosophie testimoniale. Peut-être l’ampleur et l’immensité de la tâche que s’est assignée son auteur, le philosophe Philippe Bouchereau, ont-elles paralysé l’écriture de bien des chroniqueurs ou critiques : prendre la mesure de la « coupure » anthropologique ouverte par ce qu’il appelle la « logique » génocidaire apparue au XXe siècle ; en réfléchir les conditions de possibilité historiques, pratiques, théoriques, existentielles ; en tirer les conséquences, non seulement pour en écrire l’histoire, mais surtout pour en faire prendre conscience à la communauté humaine à venir, qui en dépend.


Philippe Bouchereau, La grande coupure. Essai de philosophie testimoniale. Classiques Garnier, 486 p., 48 €


On a peut-être le sentiment d’avoir déjà lu tant de livres sur le témoignage qu’on n’a pas perçu la force de cette recherche : les réflexions de la philosophie et de l’ethnologie sur la violence, toute l’historiographie qui a traité des phénomènes génocidaires sont mis à l’épreuve des seules traces qui nous sont parvenues de la réalité du génocide, les témoignages. « Seule la volonté existentielle de méditer le témoignage sort la pensée de son oubli dogmatique : elle est le retour de la pensée à son objet », écrit Philippe Bouchereau. Tel est, entre autres, le sens de cet essai de « philosophie testimoniale » : c’est dans les textes revenus de cet outre-monde, qui tentent de nous parler depuis cet outre-monde ou depuis sa postérité et nous le disent jusque dans leurs silences, jusque dans leur fiction, jusque dans leurs artifices littéraires et poétiques, c’est dans ces éclats de réalité qu’il nous fait découvrir le point d’ancrage du seul discours critique capable de désamorcer la puissance mythologique et performative des mots qui ont présidé à la mise en œuvre de tout processus génocidaire. Le titre de cet ouvrage, la « grande coupure », du reste, est une expression que l’auteur reprend à un témoin et pas n’importe lequel, puisque, Sonderkommando de Birkenau au cœur de l’entreprise de mort, Zalmen Gradowski fut aussi l’un des auteurs des « Rouleaux d’Auschwitz ».

L’effort de pensée réalisé par Philippe Bouchereau, humble et minutieux travail d’enquête étayé par une lecture critique des textes et leur prolongement théorique, semble aujourd’hui, grâce à l’édition de Catherine Coquio, pouvoir être contenu en un livre de quelque cinq cents pages, quand il s’est déployé, en réalité, au long des numéros successifs d’une revue. De 1991 à 2001, dix ans durant, L’Intranquille, dirigé par Philippe Bouchereau, fut dédié à ce seul et unique sujet qu’est l’apparition au XXe siècle du phénomène génocidaire. L’auteur y conduisait sa réflexion comme on mène la chronique opiniâtre d’une « méditation », sans cesse recommencée, sans cesse rediscutée, à la lumière de nouvelles lectures, de textes de témoignages qu’il éditait au sein de la revue, ou des contributions qu’il y sollicitait. Pour les besoins du livre, l’éditrice s’attache à marquer les étapes décisives de cette méditation ininterrompue depuis maintenant trente ans. Elle choisit, avec leur auteur, certains des textes qui ont marqué l’histoire de la revue en plantant les jalons conceptuels d’une pensée ouverte – « Discours sur la violence » (1994), « Violence totalitaire et violence génocidaire » (1993), « Du génocide et de la guerre » (1996), « La désappartenance » (1997), « Méditer la désespérance » (2000). Et elle lui en commande de nouveaux, qui puisent à l’exercice de la lecture critique des témoignages. Pour autant, ce montage éditorial a pris soin de ne pas effacer le tremblement de cette écriture résolument au présent non plus que la tension et les butées d’une pensée qui choisit l’intranquillité d’une philosophie arrimée à son objet. Au présent, parce qu’un génocide, écrit Philippe Bouchereau, « n’est pas seulement un fait historique, mais un événement irrémédiable dans l’histoire » et que « en tant que tel, il s’inscrit dans le toujours présent et dans l’avenir ». Au présent aussi, parce que, plus concrètement, au moment où Philippe Bouchereau éditait L’Intranquille, deux génocides se produisirent, l’un en Bosnie (1992-1995) et l’autre au Rwanda (1994). Au présent, enfin, parce que, comme le montrent les cinq grands textes inédits du volume, sans doute n’a-t-il jamais arrêté ce travail de méditation. Seul temps du politique, le présent, en régnant sur cet ouvrage, en fait un livre non pas exactement politique, mais tendu vers le politique. Par surcroît, au revers de ses textes. Car Philippe Bouchereau refuse de penser le politique sans la liberté ; or tout processus génocidaire exclut d’emblée la liberté ; aussi, en toute logique, le philosophe exclut-t-il le génocide du politique.

« Non pas rupture – coupure ». Car, dans la rupture, une forme historique arrive à son achèvement ; dans la coupure, c’est le fondement qui est arraché. Ce fondement est en premier lieu intellectuel et logique. Le génocide est sans raison, écrit Bouchereau. Aucune raison, qu’elle soit guerrière, politique ou qu’elle procède d’une volonté de domination, n’a jamais pu historiquement expliquer le projet d’exterminer des masses d’individus. Il n’y a là aucune déclaration de principe ni aucune profession de foi morale de la part de l’auteur, mais la seule rigueur d’un philosophe qui théorise en se fondant sur des faits historiques. Il rappelle que, si la guerre a été utilisée pour perpétrer certains génocides, comme celui des Arméniens ou celui des Tziganes et des Juifs, la logique guerrière a toujours été indépendante de la logique génocidaire et qu’elles ont toujours fini par entrer en concurrence, le processus génocidaire entravant le plus souvent les intérêts guerriers. De même, à l’issue de plusieurs grandes études sur la « violence », Philippe Bouchereau montre combien le processus génocidaire se distingue de toutes les formes de violence connues ou analysées jusqu’ici, qui toutes possédaient encore une raison. Il ne relève pas non plus d’une logique de domination, serait-elle totalitaire, car la victime, réduite à néant, ne peut même plus faire l’objet d’une domination. Quant au processus de « racialisation » d’un groupe, l’auteur démontre à quel point il est mis en œuvre consciemment et ouvertement comme un mythe et il rappelle que Hitler lui-même alla jusqu’à employer l’expression « race mentale » à propos des Juifs. Si aucune des catégories forgées par l’histoire ou l’actualité de la philosophie, de l’ethnographie, de la pensée politique, de la justice, de l’histoire elle-même, si donc aucune de ces catégories qui ont servi et servent encore à décrire, à juger les affects et les actions des hommes ne semble plus convenir ici, c’est que le génocide commence par un déni de la réalité et fonctionne comme une pure idéologie ou pure « logique de l’idée » (Arendt). À l’horizon de toutes ces analyses, ce à quoi tend Philippe Bouchereau, c’est précisément à retrouver ce lien avec la réalité. Il n’est rien de plus concret que son écriture éminemment conceptuelle. Sans raison, le génocide est privé de sens, de tout sens. La conclusion est implacable.

Philippe Bouchereau, La grande coupure. Essai de philosophie testimoniale

« Non pas rupture – coupure », insiste Philippe Boucherau. Tel est le mode d’action du processus génocidaire, il coupe dans le tissu conjonctif de l’histoire, il scinde, il désintègre. En premier lieu, l’humanité : « L’humanité se trouve désormais scindée en son être. Elle porte en elle l’‟antihumain”, qui réalise systématiquement l’intention de désintégrer l’humanité. » Loin d’une surenchère théorique pour aller au-delà de l’inhumain, le mot « antihumain », que Bouchereau emprunte à Primo Levi, désigne un parti pris historique concret contre l’humain. C’est le choix qui fut adopté, par exemple, par le régime soviétique lorsque, jugeant archaïques les paysans ukrainiens, il les réduisit à la famine entre 1931 et 1933 ; c’est celui des Khmers rouges qui, quant à eux, condamnent les populations des villes en tant que peuple ancien ; et, bien sûr, ce fut le choix des nazis qui, en érigeant la « race » aryenne en race supérieure et en exterminant des masses d’hommes au nom de la pureté de celle-ci, ont opéré une inversion logique entre la singularité d’un peuple et l’universalité attachée à l’humanité. Il en résulte « une scission profonde de l’universel à partir de la négation absolue du singulier ». Ce n’est pas tant le peuple juif qui fut arraché à l’humanité que le peuple allemand qui, dans une union mystique avec son Führer, dite « Führerprinzip », s’en est aussi désolidarisé ou plus exactement exempté. Dans un contexte génocidaire, l’assassin n’est pas inhumain, ce qui serait encore une autre manière d’être humain, mais antihumain : il est « humain sans l’humain et contre l’humain ».

Arpentant ainsi le tracé de cette faille, Philippe Bouchereau cartographie un outre-monde, en deçà du politique, en deçà du mal, en deçà de la violence, en deçà de l’humain, en deçà de l’inhumain même, un monde sans monde, un antimonde, immonde, le monde de ce qu’il appelle la « désappartenance ». Ici, l’homme se trouve dépossédé de toute chose, arraché à soi, « étrangérisé », dit Bouchereau –  « humain nu » sans nom, sans corps ni âme, sans aucun lien avec l’humanité, condamné, non pas à mourir, car sa mort même lui est dérobée, mais à n’être plus rien et à disparaître sans reste, sans trace. Sans langage, non plus. « La coupure est sans mot, parce qu’elle est la coupure du mot », écrit Philippe Bouchereau, et il cite Primo Levi : « Nous disons “faim”, nous disons “fatigue”, “peur” et “douleur”, nous disons “hiver” et, en disant cela, nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leur maison et connaissent la joie et la peine. » Pour cette autre chose, il n’est pas de mot. Ainsi le témoignage ne peut-il dire cette « coupure », qui traverse ses mots, qu’en creux, qu’en marquant la distance qui les sépare de l’humanité et en en jouant, en les soumettant au travail d’étrangéisation de « l’étrangérisation » opérée sur l’homme par la négation génocidaire, et qui est travail d’une écriture qui se forme depuis son propre anéantissement.

Quand, en 1933, Walter Benjamin disait, citant Paulhan, que les soldats étaient revenus « muets » de la guerre, eux qui avaient tellement écrit pourtant, il ne signifiait pas tant que leurs mots ne pouvaient transmettre leur expérience, mais plus certainement que leur expérience ne pouvait plus rien transmettre ni rien apporter à ceux qui la recevaient. Et s’il envisageait une « barbarie en un sens positif », c’est qu’il avait encore le faible espoir – cet espoir qui n’est donné qu’aux désespérés – que l’on pouvait encore retourner l’inhumanité. Il pouvait encore penser en termes de rupture et non de coupure, en termes d’aliénation et de distanciation, de suspension du sens, et non d’étrangéisation de l’étrangérisation. Dans la première décennie du XXIe siècle, Philippe Bouchereau sait qu’on ne reviendra pas de l’antihumain. Il appelle à lire les témoignages. Comme Benjamin, il sait lui aussi que l’expérience qu’ils transmettent est dépourvue de sens, il n’invite pas à les comprendre, mais à les penser, à les méditer. Et c’est dans leur travail d’étrangéisation, qui est travail de la littérature, qu’il les pense. Les essais qu’il livre ici sont de saisissantes lectures de témoignages : le philosophe les accompagne littéralement, il les déplie, les déploie, il les porte presque et les fait advenir jusque dans leurs silences, jusque dans leurs mots coupés, jusque dans leurs stratégies verbales et figures poétiques forgées pour remonter à l’encontre de la coupure. Les prolongeant ainsi par la pensée, il montre combien ces textes littéraires pensent. Ils pensent leur réalité et, par la littérature, la pensent jusqu’à son non-sens, jusqu’à son néant. Vertigineux travail de création conceptuelle arrimé aux textes, cet exercice de lecture prend toute son ampleur avec le témoignage de Zalmen Gradowski et donne à comprendre toute la portée heuristique de ce concept d’étrangéisation.

 « D’où vient cette violence du témoignage, dont tous nous faisons l’expérience lorsque nous le prenons au sérieux, c’est-à-dire lorsque nous le comprenons ? », demande Bouchereau. « Cette violence s’origine dans le retour à l’humanité. Le retour du rescapé est une violence dont le sens se laisse lire à chaque ligne, à chaque mot, se fait entendre dans la parole ». La violence du retour à l’humanité est le retour de la violence, ajoute-t-il. La grande coupure est l’histoire de ce retour de la violence. À ce point, La grande coupure entre étrangement en écho avec le texte de Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme (éd. Maurice Nadeau, 1987) où, trente ans plus tard, l’auteur ressent la nécessité de publier et de commenter une lettre que Robert Antelme lui avait adressée. La lettre datait de juin 1945, du moment précis où Robert Antelme comprit qu’il survivrait. C’était avant qu’il n’écrive L’espèce humaine, avant qu’il ne s’efforce de penser l’« appartenance », et il confiait à son ami la violence que c’était de devenir un « nouveau vivant » : « Il faut que tu saches que, pendant les premiers jours où j’étais dans mon lit et où je vous ai parlé, à toi et à Marguerite surtout, je n’étais pas un homme de la terre. »

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