Alexis Fabre, conservateur en chef du MAC VAL (musée d’Art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine), et Philippe Malgouyre, conservateur en chef du Patrimoine au Louvre, sont les deux commissaires de cette exposition savante, subtile, rêveuse, de la Lune séductrice qui trouble et inquiète.
La Lune. Du voyage réel aux voyages imaginaires. Grand Palais. 3 avril-22 juillet 2019
Catalogue de l’exposition. Éditions de la RMN-Grand Palais, 256 p., 45 €
Se tissent les observations minutieuses de la Lune, les fantasmes, les désirs, les cauchemars, les délires, les cartographies, les images, les fictions, les légendes, les voyages chimériques ou réalisés. En des millénaires, les humains s’embrassent, s’étreignent, luttent, souffrent, tuent sous la Lune. Les loups hurlent à la lune lointaine.
La Lune est un double très différent de notre Terre, un « autre » peut-être proche ou hostile, une différence. Elle est hétérogène, mystérieuse, parfois obscure ou absente, menacée par les éclipses, par l’occultation provisoire, par une interposition, par des apparitions et des disparitions éphémères. La Lune et la Terre supposent un étrange compagnonnage, une complicité ambiguë, une connivence équivoque.
Aujourd’hui, au Grand Palais, cette exposition passionnante est née d’une date marquante. Il y a cinquante ans, deux hommes américains – Neil Armstrong et Buzz Aldrin – ont marché sur la Lune, dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969. Venus d’Apollo 11, ces astronautes posent le pied sur le sol de notre satellite. Armstrong déclare : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité. » Cet instant unique est vu à la télévision par des centaines de millions de regardeurs, à travers le monde ; il est photographié, répété ; Buzz Aldrin (membre d’une église presbytérienne) célèbre sur la Lune une communion, une Cène ; il prend son « personal preference kit », de même que Christophe Colomb et d’autres explorateurs avaient célébré des communions en des territoires nouveaux. Avec humour, il affirme être le premier homme qui a pu pisser sur l’astre aride. Une caméra automatique 16 mm est placée à la fenêtre du module Eagle ; elle représente les deux astronautes qui plantent le drapeau états-unien sur le sol de la Lune.
De décembre 1968 à décembre 1972, les 24 astronautes des missions Apollo 8 à 17 ont voyagé vers la Lune. Ils ont photographié de nombreux « états » de la Lune. Ils révèlent les cratères fantomatiques, les plaines et les montagnes redoutables et gracieuses à la lumière solaire qui s’inclinent ; une surface est bombardée par les météorites. La NASA développe sa division de technologie photographique spatiale ; elle collabore avec Kodak, Hasselblad et Zeiss. Dans Life et National Geographic, ces photographies offrent aux terriens la beauté de l’espace.
Au cours de nombreux siècles, les voyages imaginaires sont des utopies, des satires, des divagations, des visions vagues, des parodies, des travestissements souvent burlesques. Lucien de Samosate propose ses Histoires véritables ; menteur paradoxal et délirant, il multiplie les aventures extravagantes et absurdes d’Endymion, roi de la Lune, qui lutte contre les habitants du soleil. Ou bien, au second chant du Paradis de Dante, Béatrice et le poète dialoguent sur les taches de la Lune changeante. Ou encore, dans les vers de Roméo et Juliette de Shakespeare, l’amante s’adresse à la nuit : « Quand il sera mort, la nuit dispersera son corps en petites étoiles et tout l’univers sera amoureux de la nuit. » Ou aussi, au XVIIe siècle, Savinien de Cyrano de Bergerac imagine l’Histoire comique contenant les Estats et Empires de la Lune. Ou bien, en 1868, Théophile Gautier traduit Les aventures du baron de Munchhausen : Un voyage vers la Lune, avec des illustrations de Gustave Doré. Au XIXe siècle encore, deux romans de Jules Verne – De la Terre à la Lune et Autour de la Lune – seraient populaires et prophétiques. En 1902, Georges Méliès filme Le voyage dans la Lune : « Les explorateurs pénètrent dans l’obus. » En 1929, Fritz Lang crée son dernier film muet : La femme sur la Lune. Hergé dessine en 1953 Objectif Lune et On a marché sur la Lune. Ou, encore en 1969, les films des Shadoks tristes et pathétiques ont scandalisé les Français…
Ici, au Grand Palais, un admirable « groupe » de marbre (dédié au Liban en 389, dans le sanctuaire de Mithra) figure Hécate, la déesse mystérieuse aux trois visages. Elle est assimilée à Artémis-Diane, à Séléné, à Perséphone ; elle est féconde ; elle est infernale ; elle peut être la maîtresse des portes ; elle protège le seuil de la maison et préside à l’entrée des Enfers ; sa puissance touche à la naissance et à la mort ; elle est redoutable, insaisissable ; comme Diane, elle porte un arc pour marquer la douleur qui accompagne l’enfantement ; elle est tueuse des faons, rusée, aux mille formes, aux transformations ; elle préside à trois routes terribles et à leurs maléfices ; des spectres soufflent le feu. Et les magiciennes invoquent Hécate-Lune pour préparer des philtres amoureux. Elle lance des flèches lumineuses dans la nuit. Elle est une louve funeste et rapide.
En 1819, Antonio Canova sculpte en plâtre son Endymion endormi. Cette œuvre sensuelle est inspirée du Dialogue des dieux de Lucien de Samosate. Séléné parle alors à Aphrodite ; Séléné est amoureuse d’Endymion allongé et à demi nu : « Pour moi, Aphrodite, il est beau quand il a étendu sa chlamyde sur un rocher ; il dort, tenant de la main gauche ses javelots qui lui échappent et sa main droite, recourbée sur le haut de sa tête, encadre gracieusement son visage ; lui, détendu par le sommeil, exhale une haleine d’ambroisie. Alors, je descends sans faire de bruit,, en marchant sur la pointe des pieds, de peur de l’effrayer en l’éveillant. Je te dirai seulement que je meurs d’amour. »
Et aussi, en 1834, François Arago, inlassable vulgarisateur de l’astronomie, accueille Victor Hugo à l’Observatoire et lui montre la lune. Plus tard, Hugo publiera cet étrange texte, Promontorium Somni. Il note : « Ces pâleurs, ce sont peut-être des mers ; ces minceurs, ce sont peut-être des continents. […] Le silence accroît l’horreur. […] Des vallées se creusaient, des précipices s’ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait une écume d’ombre, des spirales profondes s’enfonçaient, […] des nœuds de cratères faisaient des froncements autour des pics ».
Dans le catalogue de l’exposition rêveuse, tu lis des poèmes variés. En 1844, Théophile Gautier songe : « Des planètes équivoques / Et des astres libertins / Croyant que tu les provoques, / Suivront tes pas clandestins. » Dans une ballade de 1829, Musset soupire : « C’était dans la nuit brune, / Sur le clocher jauni, / La lune / Comme un point sur un i. » Dans Les trophées, José-Maria de Heredia évoque : « La lune sur le Nil, splendide et ronde, luit. / Et voici que s’émeut la nécropole antique… » Jules Laforgue plaisante en 1868 : « Penser qu’on vivra jamais dans cet astre, / Parfois me flanque un coup dans l’épigastre. » Dans une Petite cosmogonie portative (1950), Raymond Queneau décrit : « et toi caillou volait bourrelé de légendes / face de lampadaire et visage de brie / reine jaune ou blanchâtre et fusion de la nuit »…
Dans diverses cultures, la Lune est une personne. En Égypte, dans la pensée pharaonique, souvent la Lune était reproduite comme un croissant horizontal, semblable à une paire de cornes entre lesquelles figurait le disque complet. Ou bien la Lune était réputée l’œil gauche de plusieurs divinités créatrices du monde, notamment Amon, Rê et Ptah. Ou encore Thot était un homme à tête d’ibis ou comme un babouin… Ou aussi, dans les cieux de la royauté orientale, le croissant serait une « pure barque du ciel », ou une faucille céleste, ou les cornes d’un taureau jeune et fougueux… Et Tanit est une déesse de Carthage ; elle préside à l’amour, mais aussi au pouvoir et à la guerre. Salomé d’Oscar Wilde est une femme fatale sous le signe funeste de la lune… Selon l’Immaculée Conception, la Vierge Marie se dresse sur le croissant ; elle écrase le serpent. Dans le Cantique des cantiques, l’épouse est belle comme la Lune, pure comme le soleil : « pulchra ut luna, electa ut sol ».
En juillet 1969, les deux astronautes semblent lents, presque maladroits et pourtant aériens.