Les dernières élections indonésiennes ont vu la réélection du libéral Joko Widodo, vainqueur d’un ancien militaire soutenu par des islamo-conservateurs aussi parce qu’il a affiché sa volonté de rétablir l’unité de sa terre natale, dont il est souvent prédit que dans vingt-cinq ans elle sera la quatrième puissance économique de la planète, et non plus seulement le pays musulman le plus peuplé du monde. Dans une société de plus en plus caractérisée par son intolérance envers les adeptes des autres religions, Joko Widodo, « l’Obama indonésien », se donne également pour tâche de contrer la montée en puissance de l’islam militant.
Mochtar Lubis, Tigre ! Tigre !. Trad. de l’indonésien par Étienne Naveau. Éditions du Sonneur, 214 p., 17,50 €
Eka Kurniawan, Cash. Trad. de l’indonésien par Étienne Naveau. Sabine Wespieser, 251 p., 21 €
Les attentats de Bali en 2018, revendiqués par l’État islamique, le tsunami dévastant Java et Sumatra, ont projeté une lumière lugubre sur ces îles réputées paradisiaques. Le touriste qui rêve des danseuses de Bali découvre cette mise en garde d’Eka Kurniawan dans le New York Times : « Peu importe qui finira par être président, les groupes islamistes conservateurs, soutenus par des groupes radicaux, gagneront – ont déjà gagné les élections. » Certains se sont élevés contre ce qu’ils considéraient comme des déclarations « simplistes ». Toujours est-il que les Indonésiens ont presque plébiscité l’homme qui prône l’ouverture et la diversité.
Deux publications, deux romans dont la traduction est due à Étienne Naveau, décidément un découvreur du meilleur aloi de la littérature indonésienne, permettent d’explorer plus avant l’univers du jeune écrivain Eka Kurniawan et celui du fameux journaliste et reporter Mochtar Lubis (1922-2004), auteur de ce qui fut, en 1964, la première fiction indonésienne à être traduite en anglais, Twilight in Djakarta (on n’en connaît pas, à ce jour, de version française), où un personnage déplore le manque de courage des Indonésiens quand il s’agit d’affronter la réalité. C’est pourquoi, dit-il, une crise morale, une crise culturelle et toutes sortes de crises, ont éclaté. L’histoire de Twilight in Djakarta est celle du retour au pays d’un jeune intellectuel, Suryono, revenu à Djakarta après s’être exilé à New York. Entre la seconde jeune épouse de son père, et une prostituée nommée Dahlia, Suryono cherche une consolation qu’il espère en réalité trouver plutôt auprès de Ies, rencontrée dans les cercles d’intellectuels, où il est aussi bien question de l’existentialisme sartrien que de la corruption qui gangrène toute la société indonésienne.
Tigre ! Tigre !, du même Mochtar Lubis, paru en traduction française ces temps-ci, précipite le lecteur dans un monde où sept individus, habitants de l’île de Sumatra, du côté de l’Indonésie occidentale, sont pourchassés par un tigre. Dans sa préface, Mochtar Lubis revient sur la nostalgie de Sumatra qui le tenaillait, et sur les excursions dans la jungle dont il se souvenait, quand, opposant politique, il était captif des geôles de Sukarno. Hanté par les images d’un tigre, il devait plus tard se dire que tout politicien doit faire face à son tigre. Quant à Sukarno, écrit Mochtar Lubis, « après la tentative avortée de coup d’État communiste de 1965, il perdit tout courage et tout pouvoir et, tel le dukun (chamane) de mon roman, se retrouva abandonné et sans gloire ».
La traque des sept fugitifs, tableau d’une lutte sans merci et d’une chasse à l’homme qui devient la métaphore d’une société sans pitié, mène le lecteur aux confins de ces territoires entre rêve terrifiant et réalité pleine d’effroi. La politique s’en mêle, la religion se met de la partie, le tout forme un roman où l’on se demande de quel côté se cache la férocité.
La même férocité se lit dans Cash, le roman d’Eka Kurniawan, qui commence comme un conte cruel de la jeunesse, se poursuit à la manière d’un film noir, et s’achève de façon inattendue. Le viol d’une simple d’esprit, retrouvée morte plus tard, le désir de se venger des bourreaux, l’impuissance du jeune garçon témoin de la scène…
Cash met en scène les personnages les plus surprenants, de ce jeune impuissant à la garde du corps d’un caïd, le combat acharné leur servant au départ de substitut du sexe. Cela aurait pu être un thriller où les femmes qui incarnent le désir sèment le trouble à tel point que, entre la victime que tout désigne à la violence et la lutteuse résolue à se défendre contre tous les agresseurs, l’homme s’avoue désemparé, bien que toujours tenté de trouver un remède à son impuissance.
À la différence des Belles de Halimunda, ce chef-d’œuvre d’Eka Kurniawan, Cash, tout en variant les registres, fait entendre à la fois la note grinçante et celle, plus douce, d’une romance qui aurait pu très mal se terminer puisque c’est par une violente agression qu’elle débute. L’impuissant finira par se redécouvrir. Mais tout le roman reste plus complexe qu’il n’y paraît. Et le lecteur qui croirait trouver un dénouement digne d’un beau rêve éveillé n’a pas bien saisi ce que ce roman a de tortueux.