Dracula, le « prince des ténèbres », hante l’imaginaire de la peur que charrie, dès le crépuscule des Lumières, la fiction romanesque puis filmique. L’Irlandais Abraham Stoker (1847-1912) a éternisé le mort-vivant avide de sang frais dans le roman Dracula paru à Londres le 26 mai 1897. Contemporain de la genèse du freudisme, le bestseller gothique est majestueusement réactualisé par l’angliciste Alain Morvan qui en donne une traduction incisive après celle, tout aussi élégante, du Frankenstein (1818) de Mary Shelley qu’il a publié – également dans la Pléiade – en 2014.
Dracula et autres écrits vampiriques. Textes traduits, présentés et annotés par Alain Morvan. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 078 p., 63 €
Depuis la nuit des temps, le mal a sa propre scène : les ténèbres. Les créatures maudites qui s’y côtoient peuplent l’imaginaire social de la peur. Parfois escortée de cauchemars, la raison y fait naufrage. Jaillis du néant, les êtres abominables ⎯ comme la sorcière au sabbat, cette « putain du Diable » ⎯ se livreraient à Satan. D’autres monstres ⎯ à l’instar du loup-garou qui tue sous la pleine lune ⎯ perpétuent la funeste malédiction de l’hybridité entre les espèces animales et humaine. Si Michelet sublime la figure pathétique de la sorcière en victime du mâle prédateur (La sorcière, 1862), le duo Émile Erckmann/Alexandre Chatrian agrège la lycanthropie à la « mélancolie louvière » ⎯ cette pathologie du double (Hugues-le-loup, 1859, 1860) sur la frontière fragile de la normalité mentale. À la même époque, elle fascine aussi Maupassant (Le Horla, 1886) ou Robert-Louis Stevenson (The Strange Case of Dr. Jekyll and Mister Hyde, 1886).
Proche de la strige grecque, cousin de la goule orientale ou de la lamie romaine, comparse de la harpie, Éros nocturne que les femmes en leurs songes apeurés n’ont pas la force de ne pas désirer, le vampire est le « prince des ténèbres ». Il y précipite celles et ceux qu’il contamine en suçant leur sang. Le baiser du vampire hideux augmente la cohorte saccadée des morts-vivants.
Sans reflet spéculaire
Des montagnes transylvaniennes aux stations balnéaires belges, le vampire est angoissant. Son teint est cadavérique comme la charogne qu’il ingurgite. Clôturé le jour dans un cercueil, il est crayeux et verdâtre. Lorsqu’il s’abreuve de sang humain pour perpétuer sa malédiction, les joues et les lèvres de son visage bestial tournent au vermeil. Sous de sombres sourcils soudés entre eux, les yeux étincellent comme les lucioles de l’Enfer. Immaculées, les puissantes et acérées canines sortent des lèvres pour mieux percer la gorge de la victime endormie qu’il subjugue afin d’en aspirer goulument le sang effervescent. Les mains aux ongles acérés sont poilues ⎯ y compris les paumes qui s’apparentent à celles du terrifiant loup-garou. La corporéité du vampire échappe à l’harmonie de l’ordre naturel créé par Dieu : sans reflet spéculaire ⎯ comme Satan ⎯, il ne projette nulle ombre. Pour mieux assaillir, il peut se métamorphoser en chauve-souris, en loup, en chien, voire en brouillard, en feu-follet ou en fumée : « Je me suis glissé derrière la Chose, et L’ai frappée de mon couteau ; mais le couteau Lui est passé à travers : il n’y avait plus rien, c’était comme de l’air » (Dracula, VII). Entre l’aube et le crépuscule, la lumière solaire lui est fatale, de même que l’eau vive de la rivière ou de la marée montante. Le mort-vivant craint surtout « le crucifix, l’ail, la rose sauvage, le sorbier des oiseaux » et tout autre symbole chrétien (Dracula, III). Pour l’anéantir, pour le transformer en poussière, le chasseur de vampire lui perce le cœur d’un pal durci au feu avant de le décapiter. Parfois, il l’abat d’une balle d’argent préalablement plongée dans l’eau bénite.
Tout autour de la contamination sanguine comme affliction épidémique, le récit vampirique dramatise l’imaginaire du duel manichéen. Joute qui depuis la Chute originelle oppose les forces nocturnes du mal et celles diurnes du bien. Le lecteur du récit vampirique a bien rendez-vous avec la peur ⎯ un peu comme le savant américain John Holden qui, incrédule, rencontre le Diable dans Rendez-vous avec la peur (Night of the Devil, 1957) du cinéaste Jacques Tourneur.
Children of the Night
« Écoutez les ⎯ les enfants de la nuit. Quelle musique ne font-ils pas » : en son château monumental de Transylvanie, « perché à mille pieds en haut d’un véritable précipice » (Dracula, XXVII), le comte Dracula commande aux loups hurleurs. Amant des ténèbres, il est surtout le vampire insatiable, âgé et moustachu que Bram Stoker immortalise en 1897. Avec son haleine putride, le vampire lettré piège en son palace délabré le juvénile notaire Jonathan Harker. De Londres aux Carpates : l’hôte de Dracula a fait ce voyage éprouvant pour finaliser le contrat d’achat du manoir londonien acquis par le vampire dans les parages d’un « hôpital psychiatrique ». Le plus célèbre des morts-vivants vit dans une crypte. Il ne la quitte qu’au crépuscule.
Pourtant, depuis le port russe de Varna, Dracula gagne l’Angleterre sur le voilier russe Déméter avec sa cargaison de caisses d’humus dont une l’abrite. Déchaînant la tempête, il décime l’équipage puis devient un gigantesque chien lorsque le Déméter fait naufrage sur les côtes anglaises. Transporté sur sa couche d’humus, Dracula gagne son manoir londonien avant de vampiriser la nerveuse et pure Lucy Westenra ⎯ âgée de 19 ans, somnambule ⎯, amie de Minna Harker (née Murray), l’épouse de Jonathan Harker. Dracula met la terreur nocturne à l’ordre du jour. Il asservit mentalement le « maniaque zoophage » Renfield, interné dans un asile psychiatrique, dévorant mouches, araignées et oiseaux.
Allié du couple Harker, le médecin et homme de loi Abraham Van Helsing (anagramme de English, même prénom qu’Abraham Stoker) orchestre la riposte aux attaques vampiriques avec la foi chrétienne et la modernité de la transfusion sanguine. Devant cet adversaire inflexible, superbement campé dans les longs métrages de la Hammer par l’inoubliable gentleman victorien Peter Cushing (Horror of Dracula, 1958 ; The Brides of Dracula, 1959 ; Dracula A.D. 72, 1972 ; The Satanic Rites of Dracula, 1973), Dracula retourne en Transylvanie. Il fuit la vengeance des proches des victimes vampirisées.
Chasse au mort-vivant
Dracula est traqué à travers les Carpates par le couple Harker, leur ami américain Quincey Morris, Arthur Holmwood (Lord Godalming, veuf désolé de Lucy Westenra), ainsi que par les docteurs John Seward et Abraham Van Helsing. Le vampire circule dans le coffre rectangulaire sur le chariot de « Tsiganes » armés. Avant le « coucher du soleil » (6 novembre), ceints de loups crieurs, dans une rafale neigeuse, Harker et Quincey le détruisent au pied du château ancestral de la famille Dracula.
Si Morris est mortellement meurtri dans la joute finale avec la « Chose », Mina Harker en relate dans son journal l’« ultime dissolution », celle que chacun attend : « à cet instant, d’un geste large, Jonathan abattit son grand couteau, qui lança comme un éclair. J’ai poussé un cri aigu en le voyant trancher la gorge, cependant qu’au même moment le couteau de chasse de Mr. Morris s’enfonçait dans le cœur. Ce fut comme un miracle. Toujours sous nos yeux, et presque le temps d’un soupir, le corps tout entier fut réduit en poussière et devint invisible ». Exit le prince des ténèbres ! La « malédiction » du mort-vivant est jugulée par sa néantisation.
Abraham Van Helsing est au prince des ténèbres ce qu’Alain Morvan est à la littérature gothique et à l’imaginaire horrifique : un savant implacable. Un exégète redoutable ! Il brosse le tableau analytique et érudit du renouvellement de la mythologie vampirique dans le prisme folkloriste depuis l’Antiquité jusqu’à son âge d’or à l’époque victorienne après la naissance du roman gothique (Horace Walpole, Le château d’Otrante, 1764). Avec en sus l’élégance même de Peter Cushing, adversaire flegmatique de Dracula-Christopher Lee. Chasseur de vampires littéraires après avoir retraduit et publié en 2014 Frankenstein et autres romans gothiques (dans la Pléiade), Alain Morvan établit un beau corpus vampirique dans cette anthologie anglo-saxonne de 9 textes dont la rigueur critique fera date.
Alain Morvan complète le matriciel Dracula ⎯ adapté près de cent fois au cinéma depuis Nosferatu (1922) de Murnau ⎯ avec L’invité de Dracula (texte autonome publié en 1914 deux ans après la mort de Bram Stoker). Il y ajoute le poème « Christabel » (1816) de Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) sur la vampiresse séductrice, Fragment de Lord Byron (1788-1824) avec des extraits de Thalaba le destructeur de Robert Southey (1774-1843) et Le Giaour (Byron encore). Œuvre du médecin italo-anglais John William Polidori (1795-1821), Le vampire (1816, 1819) complète cet ensemble. Auteur d’une thèse médicale sur le somnambulisme, Polidori est le complice de Mary Shelley lorsque, durant l’apocalyptique été 1816, elle rédige à la villa Diodati (Genève) le crépusculaire Frankenstein, le maudit démiurge des Lumières qui tire la vie des charniers.
Apothéose érotique du vampirisme saphique, plusieurs fois décliné au cinéma depuis Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer, jusqu’à Carmilla, The Lesbian Vampire (2004) de Vice d’Amato, via Et mourir de plaisir (1964) de Roger Vadim ou Lust for a Vampire (1970) de Jimmy Sangster sous le label du gothique britannique de la Hammer, Carmilla (1872) de Joseph Sheridan le Fanu (1814-1873) enrichit le corpus vampirique d’Alain Morvan. L’ayant traduit pour la première fois en français, il donne encore à lire l’inquiétant Sang du vampire (1897) de la prolixe romancière victorienne Florence Marryat (1833-1899), compagne de route des médiums spirites, qui place l’hérédité vampirique dans le prisme de l’occultisme.
Le lecteur avide d’imaginaire gothique et horrifique pourra encore adjoindre à cet ensemble romanesque le bref et oublié chef-d’œuvre L’étranger des Carpathes (Der Fremde) de l’Allemand Karl von Wachsmann (1787-1862). Publiée en 1844 ⎯ un demi-siècle avant Dracula ⎯, cette matrice minimaliste de la fiction vampirique est traduite pour la première fois en français par Dominique Bordes et Pierre Moquet (Le Castor astral, 2013).
La peur
Le mal est universel : la figure atroce du vampire contaminateur incarne cette vérité ontologique. L’éternise le mythe du vampire, qui fructifie l’imaginaire romanesque au crépuscule des Lumières. Il en nargue les certitudes rationalistes. En aspirant le sang de l’autre pour créer un semblable à lui-même mais aussi pour assurer son atroce survie, le monstre génère des avatars capables d’allonger infiniment la chaîne des morts-vivants. Dans l’abomination prédatrice du sang vital.
« Regarder en face la mort redoutée » : ce motif central de l’imaginaire gothique et vampirique n’est-il pas fondateur du projet même de toute littérature ? suggère Alain Morvan. S’y agrégerait le « mythe d’éternité ». Celui que justement l’imaginaire des romans Frankenstein ou Dracula ramène au cauchemar existentiel de la créature cadavérique ou du mort-vivant fétide. La terreur comme ressort du fantastique horrifique est moins un genre littéraire en soi (« surnaturel ») qu’un avertissement moral et philosophique contre le défi faustien. Dracula : l’« antidote à la laideur désespérante des mythes d’éternité », selon Alain Morvan. En nous donnant rendez-vous avec la peur que vénère l’amateur de « littérature fantastique », Dracula nous assigne à notre finitude existentielle. Sans regrets d’éternité, car le prix du sang est trop élevé.