Les restes, les vestiges et les déchets constituent désormais un matériau de choix pour les sciences sociales, ayant donné lieu depuis une dizaine d’années à une production considérable d’articles, d’ouvrages et d’expositions. Cela est dû principalement à une prise de conscience de plus en plus forte de la problématique environnementale ainsi qu’à une interrogation plus spécifique, notamment chez les anthropologues et les sociologues, sur ce qui subsiste, matériellement ou non, du passé.
Octave Debary. De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes. Préface de Philippe Descola. Créaphis, 174 p., 12 €
La mémoire – ou plutôt les mémoires – est devenue un champ d’étude à part entière. Les restes sont ce qui donne prise au travail mémoriel, ils sont aussi, d’un autre point de vue, ce qui assombrit les perspectives d’une humanité submergée par ses déchets. Le livre d’Octave Debary, de petit format, assez court mais au propos dense, s’inscrit dans cette sorte d’engouement renouvelé pour cette thématique sans pour autant qu’on puisse le taxer d’opportunisme, l’auteur creusant ce sillon depuis plus de vingt ans. Cet ouvrage est d’ailleurs un retour sur ce parcours de recherche entamé à la fin des années 1990, puisqu’il s’agit de la publication d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) soutenue en 2015 sous le même titre (en inversant seulement les termes [1]).
C’est en partie ce qui explique que les nombreuses parutions intervenues depuis lors n’y soient pas mentionnées et que peu de références bibliographiques soient postérieures à 2015. Ainsi Octave Debary ne mentionne-t-il ni le volumineux numéro double de la revue Techniques et Culture de 2016 [2], pourtant pleinement dans le sujet, ni l’ouvrage de Baptiste Monsaingeon, Homo détritus, critique de la société du déchet (2017) [3], qui semble incontournable sur ce thème. Ces deux absences, loin d’être les seules, s’expliquent par une question de calendrier ; d’autres se justifient par des choix théoriques, du moins peut-on le supposer.
Le titre de l’introduction, « L’art d’accommoder les restes », fut aussi celui donné au livre tiré par Octave Debary de sa thèse sur Le Creusot et son écomusée [4]. Il revient sur ce travail dans son nouvel ouvrage, non pas sur le fond mais par le biais d’une réflexion sur le recyclage des déchets. L’originalité du cheminement suivi avec constance par Debary tient pour beaucoup à cette articulation entre le tri des poubelles, mis en place au Creusot et ailleurs à la fin des années 1990, désormais généralisé en France et en Europe, et le tri des objets destinés à cristalliser la mémoire collective : l’hypothèse est que ces deux opérations de sélection peuvent se penser symétriquement, et les travaux successifs de l’auteur tendent à en démontrer la validité. « En prétendant combattre l’oubli, la posture patrimoniale et muséale repose sur cette gestion des restes. »
Le patrimoine est par définition un choix effectué parmi des objets, des monuments, des œuvres, pour leur éviter la destruction et les recycler en transformant ce qui était usuel en quasi-sacré. L’opération de tri des déchets ménagers ne relève pas fondamentalement d’une autre logique, puisqu’il s’agit de choisir entre ce que l’on détruit et ce que l’on recycle ; ne manque ici que l’avènement symbolique, mais il peut venir des artistes contemporains. C’est parmi ces derniers qu’Octave Debary a trouvé l’un de ses terrains de prédilection. Le second volet de son dossier d’HDR était un ouvrage consacré à l’artiste Jochen Gerz [5], et nous croisons au fil des pages de De la poubelle au musée les noms de Christian Boltanski et Sophie Calle, ainsi que de plusieurs photographes avec qui il a travaillé, de même que des metteurs en scène de théâtre.
Par les références invoquées et l’analyse proposée, l’anthropologie mise en œuvre ici fraie plus volontiers avec la philosophie et l’art qu’avec l’histoire, la technologie culturelle ou l’archéologie. Cette dernière, pourtant, a beaucoup à nous apprendre sur les restes, en quelque sorte son « fonds de commerce ». À cet égard, le beau travail de Laurent Olivier est un repère épistémologique de premier ordre [6], de même que de nombreux autres textes mettant en perspective le rapport des sciences humaines à la matérialité du passé (voir les travaux de Jean-Paul Demoule, Sophie de Beaune ou Ian Hodder). L’ethnographie des vide-greniers menée par Octave Debary (chapitre 2, « Les marchés de la mémoire ») aurait pu en tirer profit, mais sa perspective se veut moins archéologique qu’onirique : « L’objet d’occasion, l’objet qui a une histoire, qui a traversé l’histoire, nous place dans cette situation proche du rêve », écrit-il en invoquant Gaston Bachelard [7].
L’épilogue du livre, assimilant l’anthropologie à une flânerie, s’inscrit dans la même veine, celle d’une discipline située au carrefour de la philosophie, de la sociologie de l’art et d’une forme d’écriture poétique, avec un style affirmé, mêlant des phrases courtes, parfois hermétiques sans être sentencieuses, aux formules les plus ambitieuses sur les grandes notions que sont la mémoire, l’oubli, l’objet, le temps… Une écriture qui évite heureusement le plus souvent les questions grandiloquentes dont on sait bien qu’elles n’appellent aucune réponse.
Le projet d’Octave Debary est délibérément modeste quant à son périmètre, proposant une anthropologie des restes, ce qui implique que d’autres sont pertinentes et déjà productives sur ce thème. Cette modestie contraste avec la préface élogieuse, sinon dithyrambique, de Philippe Descola vantant une « œuvre » éminemment singulière, investissant le « champ toujours un peu marginal de notre discipline que l’on appelle l’ethnologie du proche » – champ marginal, vraiment ? – et un domaine « hors du commun », dont on a dit qu’il est pourtant très fréquenté. De la poubelle au musée est un bilan d’étape en forme de proposition, une anthropologie parmi d’autres possibles, une série de comptes rendus d’enquêtes sur des concepts et des idées davantage qu’ une étude au ras du sol de l’interaction sociale.
Car s’il revendique la pratique d’une anthropologie qu’il a « toujours vécue comme une suite de rencontres » , Debary n’expose qu’allusivement ses rencontres concrètes, sur le terrain, avec des personnes, s’attardant plutôt sur ses rencontres avec des œuvres et des expositions. L’anthropologue dialogue ici avec des artistes ; mais rencontre-t-il d’autres acteurs des mondes qu’il étudie ? En tout cas, il n’en fait pas état, mais là encore le format et la nature du livre peuvent être invoqués : c’est une rétrospective censée donner une vision d’ensemble d’un parcours de recherche, pas un compte rendu de terrain ethnographique. Le propos se situe à un plan très théorique, loin du terrain, en dehors de quelques descriptions de situations comme la visite du Mémorial de Berlin aux victimes du nazisme (chapitre 4).
L’anthropologie est plurielle, c’est peut-être ce qui fait sa force, ce qui lui donne un supplément d’âme par rapport aux autres sciences sociales, cette capacité à s’emparer d’un vaste ensemble d’objets, variés et multiples, à traiter ou tenter de traiter de questions majeures posées à l’homme en société. La nature de ce livre (sa destination initiale : un dossier d’habilitation) l’empêche d’approfondir les questions épistémologiques, les problèmes de l’enquête, des méthodes, des porosités disciplinaires. Des choix forts président au projet d’Octave Debary, sans pour autant que ces choix soient ici explicités, comme si l’anthropologie allait de soi, alors que sur la question des restes, des objets et du patrimoine, il existe bien d’autres façons d’être anthropologue. Debary ne prétend pas le contraire, sans y faire allusion, en publiant un texte représentatif d’une certaine forme d’anthropologie, qui ne se veut pas exclusive et que l’on aurait tort d’identifier à l’ensemble de la discipline.
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Habilitation à diriger des recherches en anthropologie, université Lyon 2, Anthropologie des restes. De la poubelle au musée, octobre 2015.
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Techniques et Culture, « Réparer le monde. Excès, reste et innovation », n° 65-66, 2016, sous la direction de Frédéric Joulian, Yann-Philippe Tastevin et Jamie Furniss.
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Baptiste Monsaingeon, Homo détritus. Critique de la société du déchet, Seuil, coll. « Anthropocène », 2017.
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Octave Debary, La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes, Paris, CTHS, 2002.
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Octave Debary, La ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz, Créaphis, 2017.
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Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Seuil, 2008.
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Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Puf, 2011 [1957].