En direct des Imaginales (1/2)

Hypermondes (2)

En bordure de la Moselle, on arpente un parc arcadien jusqu’à la pénombre de pavillons bariolés, entre cirques clandestins et cabarets oniriques, où des auteurs affalés dans des fauteuils moirés parlent de livres étranges. Les 18e Imaginales, festival des mondes imaginaires, se tiennent à Épinal. En attendant Nadeau en fait le compte-rendu. Aujourd’hui, des lémures, des nazis, des lévriers, Lovecraft, des suffragettes et un raton-laveur.

Aux Imaginales – Samedi 25 mai, à Épinal

« Certaines oppressions que vivent les éphémères
que nous sommes… 
»

À la table ronde « Pas d’imaginales… sans vampires, loups-garous ou zombies », on s’interroge sur ce que ces créatures peuvent signifier dans la fantasy d’aujourd’hui. On commence par un beau chiasme de Mark Henwick, auteur britannique né en Afrique : « On peut sortir le garçon de l’Afrique, mais on ne peut pas sortir l’Afrique du garçon ». Il ajoute à propos de sa série Amber Farrell : « Appeler mes monstres Athanates plutôt que vampires me permettait de créer un univers complètement nouveau. Et de dire : les vampires sont morts, les Athanates ne le sont pas ».

Karim Berrouka : « Des zombies qui pendant 400 pages courent après des personnages, on s’en lasse rapidement ». Dans son roman Le club des punks contre l’apocalypse zombie, les zombies ne sont que « des faire-valoir ». Des punks évidemment, qui, dans un Paris en ruine, essaient de reconstruire un monde meilleur.

Catherine Dufour, pour Entends la nuit – Baudelaire : « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche » –, a voulu revenir aux origines du folklore : « Trolls, goules, vampires, lutins, elfes ont tous la même source : nos ancêtres, le peuple des morts. Les morts qui hantent les murs que nous habitons. J’ai voulu faire l’histoire de l’interaction de la pierre et de la chair. Des morts qu’on honore en même temps qu’on essaie de les empêcher de revenir. Des créatures qui rassurent, les dieux mânes des Romains, et d’autres qui angoissent, les larves et les lémures, les esprits mécontents de ceux qui sont mal morts, les suicidés, etc. Sous les maisons latines, on creusait un trou, avec une porte pour les morts. Et on disait que s’ils prenaient la porte d’ivoire, ils se réincarnaient. S’ils prenaient la porte de corne, c’étaient plutôt des esprits, ils revenaient dans les rêves.

En direct des Imaginales (1/3)

Dans Entends la nuit, mon héroïne découvre que les lémures sont partout sur les murs. Face au plus grand réseau social du monde, elle se demande : « Comment je vais faire pipi tranquille ? ». Elle se douche dans le noir, etc. Mais les lémures, existant depuis très longtemps et ayant la fibre capitaliste, sont devenus très riches. Ils sont combattus par la Sainte Inquisition, elle aussi très riche. Les monstres ne sont qu’un prétexte à une réflexion sociale. Ils sont l’allégorie de certaines oppressions que vivent les éphémères que nous sommes ».

« Tu dépèces un raton-laveur, soit. Tu le décapites, OK.
Mais pourquoi le mettre sur une balançoire ?
»

En réfléchissant sur « Des récits « intellos »… ou simplement intelligents ? », autre table ronde des Imaginales, Sabrina Calvo raconte comment, entendant à la radio qu’un raton-laveur dépecé et décapité avait été trouvé dans un parc de Montréal, posé sur une balançoire, celui-ci lui a donné envie d’écrire Toxoplasma. Même si son « livre n’a pas grand chose à voir avec ce raton-laveur ». Elle en profite pour expliquer que Montréal, où elle s’est installée, est « une ville rétro » où on trouvait encore des magnétoscopes et des VHS il n’y a pas si longtemps. Elle a donc vu mourir deux fois les années 80, une fois en France, puis au Canada, ce qui a été difficile car elle a été élevée à coups de séries Z dans un vidéoclub. « Ce qui m’intéresse quand j’écris un roman, dit-elle, c’est le naturalisme du quotidien. Me mettre en jeu, même si mes livres ne sont pas autobiographiques. Comment créer une fine ligne entre rituel et ennui ? Comment faire basculer le quotidien dans l’infini ? »

Jacques Barbéri convient que, dans L’Enfer des masques, il mêle Hitchcock, les contes de fées et les films de série B. Et que le père y déteste sa fille, mais il refuse d’en dire plus pour ne pas révéler l’intrigue.

Sara Doke réécrit des contes comme Blanche-Neige et Le petit chaperon rouge car « les contes apprennent la soumission aux filles ». Le besoin d’un petit chaperon rouge badass se faisait donc urgent.

En direct des Imaginales (1/3)

© Sébastien Omont

Katia Lanero Zamora dans Les ombres d’Esver traite aussi de la maltraitance familiale. Belge, elle ajoute que l’atmosphère liégeoise, remplie de murs de briques et de lierre, est propice à l’écriture de romans fantastiques. Sara Doke confirme que le goût pour l’imaginaire caractérise la belgitude. Puis elle remarque : « On s’est trompé de thème. On n’arrête pas de parler d’enfance, de contes, de famille, de nos origines personnelles… »

Sabrina Calvo souligne qu’on dit d’un roman récent que c’est « plus que de la science-fiction ». Que dès qu’on dépasse les thèmes habituels de la SF, c’est comme si ça posait problème. Que des boucliers se lèvent. Quand des écrivains de science-fiction s’emparent de l’intime, de la transformation sociale, ils sont taxés d’« intellos ».

« Prouver que l’origine aryenne était déjà prédominante
à la Préhistoire
»

Aguiché par « Le Triomphe des ténèbres aux sources de l’ésotérisme nazi », on cède, et, honteux, on entre dans le Magic Mirrors Deluxe.

Jacques Ravenne, qui a utilisé toutes ses connaissances amassées pour en faire une trilogie, nous y apprend que Rudolf Hess s’entourait d’une cour d’astrologues peu efficaces. Et surtout que les nazis, mélangeant hyperrationnalisme et irrationalisme, s’intéressaient à l’ésotérisme ou à l’anthropologie toujours dans des buts pratiques. Un Institut universitaire avait ainsi été fondé pour prouver que l’origine aryenne était déjà prédominante à la Préhistoire. Des missions ont été envoyées au Tibet retrouver les origines de la race aryenne, aux Canaries chercher l’Atlantide, au château de Caen, deux jours avant le débarquement étudier, un mur viking, à Carnac, Lascaux, Altamira, Montségur.

Les nazis avaient rassemblé une bibliothèque de 13 000 volumes sur la sorcellerie, essentiellement pour prouver que l’Église catholique les avait précédé dans la voie du génocide en exterminant les sorcières.

En 1944, ils transportent un radar au Pôle Nord vérifier si la Terre n’était pas englobée dans une sphère plus grande. Ils prévoyaient alors de faire rebondir des rayons sur sa paroi pour détruire New York ou San Francisco. Préfiguration des lasers et théorie délirante intriqués.

Ces croyances n’étaient pas qu’absurdes. Elles étaient dangereuses. Quand l’armée allemande a atteint le Caucase et y a découvert une religion hétérodoxe, ils ont envoyé les anthropologues qui avaient mesuré les crânes des Tibétains décider si c’étaient de vrais juifs et s’ils devaient donc être déportés.

Les Amis des Lévriers

Quand on sort du Magic Mirrors Deluxe, clignant des yeux sous le ciel radieux comme un cultiste sortant des ombres colorées d’une église païenne, une meute de lévriers surgit. Heureusement, au bout de leurs laisses, il y a quelques braves gens tout droit sortis de Gargantua. Il s’agit de la société des Amis des Lévriers, « participant à la reconstitution historique » (menée par le pôle Histoire et Imaginaire des Imaginales). Le soleil tape, la foule commence à envahir le parc. Les tentes blanches s’étendent à perte de vue comme une foire médiévale. Des soldats napoléoniens croisent des vikings (le thème cette année est l’Europe du Nord).

Une jeune fille en noir a improvisé une conférence sauvage. Elle parle d’écologie à une elfe et à un jeune colosse torse nu au dos impressionnant. Il est pourtant le seul à être assis sur une chaise. Tous les autres assistants sont dans l’herbe.

« Il était écrivain, il écrivait »

Le Magic Mirrors Idolize est plein pour écouter S. T. Joshi présenter Je suis Providence, sa biographie d’H. P. Lovecraft en 1300 pages. Il ne semble pas trop rassuré quand un spectateur du premier rang le scrute avec trop d’intensité. Sans doute craint-il d’avoir affaire à un de ses « forcenés de Lovecraft » qui pourrait le saouler de questions ou de réfutations. Qu’il se rassure.

S. T. Joshi prévient d’emblée que la vie de l’écrivain de Providence n’est pas palpitante : « il était écrivain, il écrivait ». Pourtant le chapiteau l’écoute la résumer dans un silence recueilli. Le spécialiste américain juge justement que Les montagnes hallucinées est l’apogée de l’œuvre de Lovecraft, un récit inspiré des explorations polaires, mais surtout une nouvelle façon de concevoir le conte d’horreur : se fonder sur les connaissances scientifiques contemporaines et les fusionner avec le surnaturel. « Le récit est factuel, puis bascule de plus en plus dans l’étrange ». À cet instant, une des toiles du chapiteau s’entrouvre sur les eaux miroitantes de la Moselle qui coule juste derrière, comme une fenêtre découvrait un autre monde dans « La Musique d’Erich Zann ». Un peu plus tard, les rayons du soleil atteindront les vitres colorés ceignant la coupole du pavillon, et un sac d’un spectateur du premier rang sera baigné d’une lumière parfaitement verte.

En direct des Imaginales (1/3)

© Sébastien Omont

Comment expliquer la Lovecraftmania ? S. T. Joshi répond que Michel Houellebecq a écrit un petit livre sur lequel il a des réserves mais où il dit quelque chose d’intéressant. Contrairement à la plupart des écrivains, Lovecraft a totalement ignoré deux sujets : le sexe et l’argent, ce qui rend ses livres intemporels, car on n’a pas besoin de connaître son environnement socio-culturel. Et son œuvre permettait une « endless expansion ». Avant de mourir prématurément, l’écrivain n’en avait parcouru que les premiers pas, créant de fait le « premier univers partagé ».

Quels sont les projets de S. T. Joshi ? Éditer la correspondance de Lovecraft, intégrale et annotée, quatre ou cinq millions de mots, vingt-cinq volumes, répond-il avec un sourire gourmand.

« Avoir des cailloux dans ses poches était suffisant
pour qu’une femme se fasse arrêter
»

« Tout est plus cool quand on met des nains, des elfes et des orcs » affirme Clément Bouhélier qui, dans son roman de fantasy Olangar, a voulu « étudier ce qui se serait passé si Louis XVI avait joué le jeu de la révolution ».

Dans Nos altermondes, Nicolas Debandt imagine que 99,9 % de la population pollinise. « Ça se pratique déjà en Chine », prévient-il. Il se demande aussi ce qui fait que des gens trouvent moins dangereux d’aller s’exposer aux armes de la police ou de l’armée, comme pendant les Printemps Arabes, que de rester dans la situation où ils se trouvent.

Vic James, romancière anglaise, autrice des Puissants, rappelle que les suffragettes anglaises, pour obtenir le droit de vote, avaient dû recourir à des actions violentes : allumer des incendies, affronter la police… Au début du XXe siècle avoir des cailloux dans ses poches était suffisant pour qu’une femme se fasse arrêter, emprisonner, voire torturer.

On y revient en France.

Dans Les révoltés de Bohen d’Estelle Faye, une jeune ravaudeuse, dont les seuls loisirs sont de se scarifier et de rêver à des golems de glaise, va prendre la tête de la révolte, « parce qu’il n’y a personne d’autre » : il ne faut pas attendre les héros pour agir.

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